Le vide juridique, le zèle de certains magistrats, le manque d'expérience des psychologues et la persistance des tabous accentuent la solitude des jeunes proies et de leurs parents. “Tu es folle, il n'a rien fait (l'oncle). Laisse, il (son neveu) deviendra un homme” . “Donne-lui son zbel (ordure), il en fera ce qu'il voudra”. “Laissez-le tranquille, ça lui passera”. “Il a le droit de prendre son fils et de le jeter à la mer s'il le veut”… Ces propos ont été tenus tour à tour par un père, des grands-parents et un juge à des mères d'enfants abusés sexuellement. Secs et violents, ils constituent des fins de non-recevoir à leurs appels de détresse. Une maman a été maudite par ses parents pour avoir voulu dénoncer un mari incestueux à la police. Comme si le scandale était plus grave que le crime ! “Le dévoilement est vécu comme une menace à la survie de la famille, sans égard à la douleur de la victime”, précise Dalila Djerbal, sociologue. Depuis 5 ans, elle met son expérience et ses observations au service du réseau Wassila (une chaîne d'ONG nationales et internationales) dont elle présentait, jeudi dernier, au cours d'un séminaire tenu à l'Ecole supérieure de la magistrature un bilan d'étape sur la prise en charge des enfants victimes d'abus sexuels. Le dernier séminaire date du 2 octobre 2003. À son issue, juristes, médecins légistes et pédopsychiatres exigeaient la promulgation de lois reconnaissant et nommant les agressions sexuelles sur mineurs. Ils avaient également insisté sur la sensibilisation des personnels au contact des enfants, en milieu scolaire mais également au sein des commissariats de police et des tribunaux. “Rendre visibles les violences dont ils sont victimes” était l'énième objectif des professionnels. Briser l'omerta, lever la chape de plomb, c'est en priorité ce qu'il fallait faire. Le pari est-il gagné ? Deux ans après, le débat autour de cette ignominie demeure l'apanage des spécialistes. La société, elle, a édicté sa loi, le silence. Les violences sexuelles sur les enfants sont encore un tabou. Fadéla Chitour l'admet avec regrets. Cependant, en dépit de la résistance des esprits bien pensants, elle persévère en compagnie de ses camarades du réseau, dont la vocation est de libérer les voix de toutes les victimes de la violence parmi les catégories les plus vulnérables, les femmes et les enfants. Si chaque être humain né avec une part de cruauté, en Algérie, le terrorisme l'a nourrie et l'a admise comme une seconde nature chez l'homme. “Notre conscience de la violence sociale a été démultipliée par ce qui s'est passé ces dernières années”, note Mme Djerbal. Au cours de leurs consultations après les inondations de Bab El-Oued et le tremblement de terre de Boumerdès, des groupes de psychologues ont décelé chez les femmes et les enfants des traumatismes dus à des violences sexuelles. “L'offre d'écoute les a-t-elle amenés à transgresser plus facilement les cadres sociaux”, se demande la sociologue. Face à la cécité ou à l'hypocrisie des leurs, il est évident que les victimes ont trouvé chez les praticiens un moyen de libérer leurs souffrances. Combien sont-elles ? Mme Djerbal accorde peu de crédit aux statistiques officielles qui, selon elle, “sont loin de refléter la réalité”. Les faits découlent d'une certaine schizophrénie sociale qui, dans le cas de l'enfant, reflètent une image paradoxale. Il est à la fois choyé et écrasé par des adultes sacralisés. “On lui demande de se taire quand il subit une violence. Quelquefois, il continue à vivre à côté de son agresseur”, fait encore observer Mme Djerbal. D'après elle, trois catégories de mineurs constituent des cibles privilégiées : les enfants, les jeunes filles et les jeunes handicapés. Etant dominés, ils se soumettent facilement à la violence des adultes. Les violeurs se retrouvent au sein de la famille, à l'école, dans les centres d'éducation spécialisée et les orphelinats. Ils sont coupables de délits allant de l'exhibition et de l'attouchement au viol en passant par la prostitution et la pornographie. Une affaire de pédophile prise en charge par le réseau Wassila, il y a deux ans, est l'illustration d'une double violence, celle des enfants et d'un père, investi seul et impuissant sur plusieurs fronts. Cela s'est passé dans une petite école d'un village de Kabylie. Pendant près de deux ans, un enseignant d'une quarantaine d'années, d'apparence insoupçonnable, abusait de ses 17 élèves, des petits garçons et filles âgés de 7 ans. Son crime a été dévoilé par une des écolières qui, un jour, refusa obstinément d'aller en classe. “Je préfère mourir”, a-t-elle dit à son père. Après l'avoir longuement interrogée, celui-ci apprit les raisons de son renoncement à l'école. Il se vengea alors sur l'instituteur. Roué de coups, le violeur est passé aux aveux. Les 16 autres familles sont alertées. Compte tenu des troubles qu'à connus la région, elles s'en sont remises au comité de village. Le arch obtint de l'enseignant pédophile de demander pardon et de démissionner. Etant fils de Patriote et faisant partie d'un clan du village, il a refusé de s'exécuter. Le directeur de l'établissement, à deux mois de la retraite, lui a été d'un grand soutien. Il n'aurait ainsi rien vu et entendu. Se sentant faibles, les parents des victimes ont cédé un à un. Seul le père de la principale dénonciatrice est resté déterminé. Grâce à SOS Kinderoff International, une ONG qui en fait partie, il a réussi à joindre le réseau Wassila qui a mis en place un comité de soutien. Au bout de deux ans de procédures, l'instituteur a été condamné à 4 ans de prison. “Nous devons rester vigilants et veiller à ce qu'il soit révoqué”, souligne Mme Chitour. À cet effet, le concours de tous, de l'éducation nationale surtout, est salutaire. Les magistrats sont appelés également à plus de fermeté à l'égard des coupables et à faire preuve de plus d'humanisme et de compassion en direction des victimes. Le rôle des experts judiciaires et des juges pour mineurs sont à consolider. Chiffres inquiétants de la gendarmerie Les différents bilans établis par la Gendarmerie nationale sur les affaires liées aux violences sexuelles sur mineurs sont inquiétants. Les statistiques arrêtées pour le 1er trimestre 2005 répertorient 265 victimes. Durant le 1er semestre de la même année, 325 affaires ont été traitées. Pendant l'année 2004, les services de la gendarmerie ont dénombré 391 victimes de sexe masculin et 513 de sexe féminin. Les abus regroupent le viol, l'inceste, l'enlèvement et la séquestration. Il est à signaler que le code pénal actuel ne définit pas avec précision la nature des violences. À titre d'illustration, la pédophile n'y figure pas. SAMIA LOKMANE