Le président de Talaie El-Houriat, Ali Benflis, est revenu, lors de cet entretien, sur les dernières élections locales frappées par "l'abstention et la fraude" ainsi que sur les objectifs de son parti. Pour l'ancien chef de gouvernement, ce scrutin reste intimement lié à la prochaine élection présidentielle, "ce qui explique la rivalité inhabituelle entre des cercles du pouvoir qui ont fait de ces élections un enjeu important". Liberté : Cinq APC, aucun siège pour les APW, comment commentez-vous les résultats d'une première participation de votre parti à des élections en Algérie ? Répond-elle à vos attentes ou bien regrettez-vous votre choix d'aller aux urnes ? Ali Benflis : Ce résultat s'explique essentiellement par le "traitement spécial" réservé à notre parti par l'appareil politico-administratif, déjà au niveau de la collecte des parrainages et de la présentation des listes de candidats, ce qui fait qu'un nombre limité de listes a pu échapper à ce barrage. En réalité, je n'attendais rien de ces élections qui, pour moi, n'avaient aucune importance. Comme les législatives, elles ne changent rien à la dure réalité de l'impasse politique, de la crise économique, d'une situation sociale difficile. De plus nous savons tous que les prérogatives des Assemblées locales sont extrêmement limitées, face à la toute puissance des walis et des chefs de daiïa, et du pouvoir central. On nous annonce une réforme du code communal et du code de wilaya. Personnellement, je ne m'attends pas à un changement substantiel de ce côté-là. Chaque fois que le pouvoir parle de réforme nous assistons à un recul. Nous l'avons vu avec les soi-disant réformes de 2012 : lois organiques sur les associations, les partis politiques, le code électoral... Mais je ne regrette pas pour autant cette participation qui a été décidée démocratiquement par le comité central du parti. Cela m'a permis de tenir une vingtaine de meetings à travers le pays, d'aller à la rencontre des militants et des citoyens pour parler de la situation qui prévaut dans notre pays et expliciter certains fondamentaux du programme de Talaie El-Houriat, ce qui aurait été difficile en dehors de la campagne électorale, vu le nombre d'autorisations à obtenir, même pour un parti politique agréé. Des partis, particulièrement les islamistes, ont crié à une fraude organisée. D'autres formations, à l'image du RND, ont dénoncé des cas isolés alors que le ministre de l'Intérieur a préféré évoquer, quant à lui, "certains dépassements mineurs". Où se place Talaie El-Houriat par rapport à cette question, sachant que vous avez dénoncé, en amont, un parti-pris de l'administration lors du dépôt des listes de candidature ? Les élections locales du 23 novembre ressemblent aux scrutins précédents avec deux constantes : l'abstention et la fraude. La grande majorité des Algériens continue de tourner le dos au pouvoir en place en refusant de se rendre aux bureaux de vote ou en utilisant le vote blanc-nul. Quant à la fraude, il ne s'agit pas de dépassements isolés de fonctionnaires zélés comme on veut nous le faire croire. Il s'agit de tout un système qui repose sur la pratique des quotas et dont la finalité est le maintien du statu quo. De nombreuses irrégularités ont entaché ces élections à toutes les étapes, depuis la confection des listes électorales, jusqu'à la proclamation des résultats, en passant par la falsification des procès-verbaux de dépouillement. Pratiquement tous les partis d'opposition ont dénoncé le détournement de la volonté populaire. Certains partis du pouvoir et de sa périphérie, ont dénoncé des irrégularités et des dépassements, pour d'autres motivations. Naturellement le parti Talaie El-Houriat a condamné la fraude pour avoir été victime du comportement inacceptable de l'administration à son égard dès la phase de collecte des parrainages et de la présentation des listes des candidats. Ce que l'on constate, c'est que la fraude gagne en sophistication de scrutin en scrutin. Quelle lecture faites-vous des résultats de cette élection qui consacre la même configuration dans la continuité des législatives et quelle influence peut-elle exercer sur la présidentielle si d'aventure elle en a ? Il est difficile de faire une lecture des résultats d'une élection où ceux-ci ont été manipulés par une administration aux ordres et une justice complaisante. Comme pour les élections précédentes, je ne donne aucune crédibilité aux résultats du scrutin. Globalement, les résultats officiels consacrent, comme il était attendu de l'appareil politico-administratif qui a organisé le scrutin, une consolidation des positions du pouvoir et un léger aménagement de la cartographie politique au sein du pouvoir qui concerne les formations sur lesquelles il s'appuie et celles qui sont à sa périphérie, tout cela en vue des élections présidentielles. Il est évident que l'ombre des prochaines élections présidentielles planait sur le scrutin du 23 novembre, ce qui explique la rivalité inhabituelle entre des cercles du pouvoir qui ont fait de ces élections un enjeu important pour la prochaine échéance électorale. De 2019 et du cinquième mandat, la dernière actualité a gratifié l'opinion publique de la polémique née après les déclarations de Farouk Ksentini sur sa rencontre avec Bouteflika et sa volonté de se représenter et le démenti cinglant de la présidence de la République sur tout ce qu'a dit l'avocat. Vous qui connaissez très bien les rouages du système algérien, croyez-vous à la version de Ksentini ? Et s'il fabule, dans quel dessein l'a-t-il fait à votre avis ? Je ne porterai pas de jugement sur Me Ksentini. Ce n'est pas dans mes habitudes. Surtout que je n'ai pas de données pour prendre parti dans cette polémique. Ce que je peux dire, par contre, c'est que la vacance du pouvoir et l'intrusion de forces extraconstitutionnelles dans le jeu politique ont généré une opacité des rouages du système politique et un brouillage de toutes les grilles de lecture au point où l'hypothèse la plus vraisemblable devient plausible. Qui voyez-vous sur la ligne de départ pour la course à El-Mouradia et serez-vous personnellement candidat, même s'il est prématuré d'évoquer le sujet maintenant ? Nous vivons une situation politique, économique et sociale confuse, pleine d'incertitudes. Qui peut s'aventurer à prédire ce qui pourrait arriver d'ici là ? Les meilleurs analystes se perdraient en conjectures. Il est, dès lors, difficile de distinguer des candidats éventuels dans ce paysage politique brumeux. S'agissant de ma personne, vous faites bien de dire qu'il est prématuré d'envisager ma candidature. Vous vous souviendrez qu'en 2004 et en 2014, je me suis présenté à l'élection présidentielle en qualité de candidat libre. Aujourd'hui, je dirige un parti politique qui fonctionne démocratiquement et qui décidera, le moment venu, sur la base de toutes les données qui seront disponibles, de l'opportunité d'une participation et, éventuellement, du choix de son candidat à cette élection. Votre parti dénonce le laxisme et la complicité des gouvernants qui ont permis aux milieux d'affaires de s'emparer des marchés, d'accéder aux crédits et au foncier agricole et industriel. Des milieux d'affaires apparemment insatiables, puisque le gouvernement Ouyahia leur accorde d'autres largesses, alors que d'autres hommes d'affaires sont asphyxiés administrativement. Comment jugez-vous ce deux poids, deux mesures ? Il ne faut pas mettre tout le monde des affaires dans le même panier. Le pouvoir a corrompu certains milieux d'affaires qui ont compris que pour faire prospérer leurs affaires, ils devaient faire allégeance au pouvoir. Ils avaient dès lors accès à la rente sous différentes formes : facilités d'accès au crédit, préférences pour l'octroi de marchés publics, accès au foncier agricole et industriel, monopole d'importation de certains produits, "couloir vert" pour le dédouanement de marchandises, accès à tous les décideurs et d'autres privilèges du système rentier. La complicité des gouvernants a permis à ces milieux d'investir les arcanes du pouvoir et les institutions et d'accéder au statut de partenaires dans la prise de décision économique et politique. En contrepartie, ils soutiennent le pouvoir dans toutes ses démarches, lui servent de vitrine à l'extérieur et financent les campagnes électorales. D'autres milieux d'affaires, jaloux de leur indépendance, fidèles à une certaine éthique du monde des affaires, de véritables capitaines d'industrie dont nul ne peut douter de leur attachement à leur pays, sont condamnés à faire le parcours du combattant pour la moindre démarche administrative. Voilà la réalité. C'est deux poids, deux mesures en fonction du degré d'allégeance au pouvoir. En évoquant les contre-pouvoirs, on assiste aujourd'hui à la lente agonie de la presse indépendante. Un mot là-dessus. Le pouvoir a horreur de tout ce qui est contre-pouvoir, organes de contrôle ou institutions consultatives, qu'il a lui-même créés. Il ne se croit pas obligé de rendre compte ou de consulter qui que ce soit. Le Parlement a été transformé en chambre d'enregistrement, le Conseil constitutionnel en appendice de l'Exécutif et l'appareil judiciaire en instrument de répression. Le Conseil économique et social est totalement marginalisé. Les rapports de la Cour des comptes ignorés. Reste la presse indépendante qui enquête et dénonce toutes les irrégularités d'une gouvernance qui a failli et ouvre ses colonnes aux opinions divergentes et au discours de l'opposition. On comprend dès lors que le pouvoir en place veuille "domestiquer" la presse indépendante par tous les moyens, et en premier lieu, par le monopole qu'il exerce indûment sur la distribution de la publicité institutionnelle. C'est un fait que la liberté de la presse et le droit à l'information reculent et sont menacés dans notre pays. Malheureusement, je crains que l'étau ne se resserre davantage autour de la presse indépendante à mesure que l'on se rapproche de l'élection présidentielle comme ce fut le cas en 2014 où nous avons assisté à la fermeture de chaînes de télévision manu militari. Notre parti s'est toujours élevé contre les atteintes à la liberté de la presse et au droit d'informer.