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"Le corps des imams sages et éclairés n'existe plus"
L'islamologue Soheïb Bencheikh à "Liberté"
Publié dans Liberté le 16 - 12 - 2017

Liberté : Le prince héritier saoudien a annoncé une série de réformes visant l'idéologie du wahhabisme. Comment analysez-vous cette nouvelle donne ?
Soheïb Bencheikh : À l'époque très récente du roi Abdallah une réforme de modernisation s'opérait déjà, mais avec la tranquillité et la discrétion qui caractérisaient ce roi. Je cite comme exemple frappant la création de la King Abdallah University of Science and Technology (KAUST) et son vaste et futuriste campus située au nord de Djeddah. Dans cet ilot de l'océan wahhabite, les femmes ne sont pas obligées de se voiler et la mixité décomplexée s'opère de façon aussi naturelle qu'innocente, car cette zone était et est toujours interdite à la police religieuse avec ses interpellations et réprimandes incongrues. Aujourd'hui, le prince héritier Mohamed Ben Salmane veut, non seulement intensifier ces réformes, mais il les revendique, contrairement à ces prédécesseurs, à haute voix et avec une certaine précipitation. Pour comprendre l'ampleur des réformes annoncées par ce prince, il nous faut scruter le contexte dans lequel elles naissent. Pour ma part, deux éléments me paraissent importants : le lien de la famille Saoud avec le wahhabisme et le bouleversement actuel de la succession du pouvoir. Faisons une petite excursion dans l'histoire pour nous éclairer. Au milieu du XVIIIe siècle dans la péninsule arabique surgit Mohamed Ben Abd Al Wahhab, prédicateur austère d'obédience hanbalite, alors minoritaire dans le monde musulman. Original et violent, il prône un strict retour à l'islam des premiers temps, celui de la première génération : salaf. Il qualifie de renégats tous les musulmans qui ne se reconnaissent pas dans son rigorisme et qui refusent de le suivre. Persona non grata, il est rejeté par la plupart des tribus et des villes de l'Arabie de l'époque. Les aléas de l'histoire font que ce prédicateur rencontre un ambitieux chef de clan, Mohamed Ben Saoud. Les deux hommes scellent une alliance sacrée et immuable fortifiée par des épousailles : la fille de Abdel Wahhab épouse l'un des fils de Ben Saoud. Chacun y trouve son compte : par son épée, Ben Saoud protège et propage la doctrine de Ben Abd Al Wahhab, et ce dernier exige, au nom de la religion, obéissance et allégeance à Mohamed Ben Saoud. De massacres en massacres qui n'épargnent même pas les lieux saints, La Mecque et Médine, ils arrivent jusqu'aux sanctuaires sacrés des chiites de Najaf et de Karbala en Irak. Là, ils exterminent la population et détruisent tombeaux et mausolées, considérés par Ben Abd Al Wahhab comme des idoles adorées en dehors de Dieu. Le wahhabisme devient tellement inquiétant qu'il fallait le stopper. Le Sultan ottoman exhorte son vassal le vice-roi d'Egypte, le pacha Mehmet Ali, à mettre fin à ce courant dévastateur et c'est ce que le général égyptien Ibrahim Pacha, fils de ce dernier, fait avec succès. L'armée égyptienne reprend La Mecque et Médine, pourchassent les Wahhabites jusqu'à leur fief, Daria, à côté de l'actuel Riad en les dispersant dans le désert de Nadjd. Cette période est considérée par les historiens comme le premier Etat saoudien qui prit fin en 1818. Au milieu du XIXe siècle, la famille saoudienne récidive, toujours forte de son alliance avec les descendants d'Abdel Wahhab.
Cependant, elle ne peut faire face à la puissante tribu Al Rachid : elle est écrasée encore une fois. En revanche, au début du XXe siècle, Abdelaziz Ben Abderrahmane Al Saoud s'impose sur tout le désert de Nadjd. Fidèle à l'ambition de ses aïeux, il conquiert les villes de Nadjd une à une, étend son pouvoir en s'accaparant du Hedjaz, c'est-à-dire, de La Mecque et de Médine. En chassant le malékisme et le chafiisme ancrés depuis des siècles au Hedjaz, Abdel Aziz "hanbalise" ou plutôt "wahhabise" toute l'Arabie, excepté le Sud et quelques émirats à l'Est, protectorats de la puissance britannique. En connivence avec celle-ci, Abdel Aziz proclame officiellement en 1926 la naissance de ce qu'on appelle l'Etat saoudien moderne, troisième tentative qui, elle, a réussi. Ainsi, l'avènement du wahhabisme ne remonte pas seulement à Abdel Aziz, mais c'est une constituante fondatrice et légitimatrice de l'Etat saoudien. Cela étant dit, on saisit mieux les dangers et les défis qui se dressent devant l'ambition qu'affiche témérairement le prince Mohamed Ben Salmane. S'ajoute à cela le délicat problème de la succession du pouvoir. En effet, depuis la mort de Abdel Aziz, la succession de ses fils s'est perpétuée de frère en frère d'une manière horizontale ; ce qui institue une véritable gérontocratie puisque tous les fils d'Abdel Aziz vivants ont régné jusqu'à un âge avancé : Saoud, Fayçal, Fahd, Khaled, Abdellah et Salmane. Celui-ci est donc le dernier fils vivant d'Abdel Aziz et sa montée au trône est tout à fait légitime et respecte l'usage établi. Pour la première fois, la famille Saoud est désorientée, car elle n'a aucun protocole qui prend en charge la dynamique de succession qui passe à la troisième génération, celle des petits-fils. Un autre facteur est à considérer dans cette perturbation, le nombre important des petits-fils d'Abdel Aziz. Au début, le vieux roi Salmane a tenté de remédier à cette carence en désignant comme prince héritier celui qui est considéré comme le plus sage et le plus apte à gouverner parmi les petits-fils d'Abdel Aziz : son neveu Mohammed Ben Nayef.
Cependant, cette nomination ne règle pas la question à long terme : comment les petits-fils se succèderont-ils alors que l'on imagine bien mal que le pouvoir se promène de cousin en cousin d'autant plus qu'ils dépassent la centaine ?Salmane, dit-on, a révisé son choix et a opté pour une solution radicale en nommant purement et simplement son propre fils comme prince héritier le 21 juin 2017 et cela malgré sa jeunesse (32 ans). Assistons-nous alors à la naissance de la dynastie salamanienne ?
Ce jeune prince dont la légitimité est à consolider fait de plus en plus parler de lui. À cause de ses déclarations et des annonces successives de ses projets, Mohamed Ben Salmane devient au centre de l'intérêt des grands médias et attire l'attention de tous les observateurs.
D'abord, il commence par bâillonner les prédicateurs wahhabites dans les mosquées, il interdit leur accès aux médias et traque leur présence sur internet ; puis il musèle la police religieuse en attendant de lui ôter officiellement toute prérogative. C'est la dissolution pure et simple de cette police de Mouttawa qui est annoncée au bout. Autoriser les femmes du royaume à conduire leurs voitures constitue une véritable révolution sociale, car cette facilité permettra à la majorité des femmes de travailler. Mieux encore, par décret royal, il permet aux femmes d'accéder librement aux stades et aux salles de spectacles, cinéma, etc. Aujourd'hui, le voile des femmes n'est plus de rigueur dans les réceptions officielles ou festives...
Cette réforme est-elle annonciatrice de nouveaux paradigmes pour les mouvements islamistes ? Ces derniers connaîtront-ils leur déclin ?
Je ne parlerais pas tout de suite de paradigmes, mais de perspectives ou plutôt d'alternatives. Nous sommes, au moins, devant deux possibilités : l'échec ou la réussite du prince Mohamed Ben Salmane. Dans le cas où le prince réussirait (ce qui est, à mon avis, peu probable), nous assisterions à au moins deux processus : l'affaiblissement du salafisme et même peut-être le renforcement de l'axe laïque. Depuis plusieurs décennies, le salafisme s'implantait dans les sociétés musulmanes en contestant leurs pratiques et leurs compréhensions ancestrales de la religion. Si le prince réussit, le mouvement salafiste, sans ressources matérielles et idéologiques, sera discrédité dans les sociétés musulmanes puisque discrédité à La Mecque elle-même. Un peu comme le slogan marketing "vu à la télé", parce que ce sera "vu à La Mecque", beaucoup de musulmans se libéreraient du salafisme.
Car beaucoup de croyants considèrent que l'islam pratiqué à La Mecque est plus authentique que celui pratiqué ailleurs du simple fait du prestige du lieu, alors que le hanbalisme est beaucoup plus récent que le malikisme ou le hanafisme, plus anciens et proches de l'époque du Prophète. Ensuite, on note depuis quelques années l'émergence d'un axe laïque dans lequel Mohamed Ben Salmane est directement impliqué. Le coup d'Etat du général Sissi en Egypte suivi de l'arrivée du roi Salmane et de son fils ainsi que l'émergence des Emirats comme puissance militaire sont des éléments qui font que cet axe se dessine nettement au Moyen-Orient. Il se distingue par sa tendance laïque, son rapprochement avec Israël et son aversion viscérale pour l'islam politique qu'il soit chiite (l'Iran, Hizbo Allah) ou sunnite (les Frères musulmans et leurs avatars dans les pays musulmans). Il est vrai que l'affaiblissement du salafisme ne signifie pas le recul de l'islam politique. Car, attention ! Il ne faut pas nommer tout ce qui bouge "islamisme". Le faire c'est méconnaître les idéologies, ce qui se bousculent dans l'ombre ainsi que la rivalité interne qui n'exclut pas l'affrontement entre l'islam politique et le salafisme. Rappelons, encore une fois, que l'islam politique que l'on nomme communément islamisme n'est pas le salafisme.
Ce dernier, s'il n'est pas djihadiste, prône l'obéissance totale aux pires despotes et dictateurs. Alors que l'islam politique ou l'islamisme est, au contraire, une contestation au nom de la religion, une utilisation de l'islam pour s'opposer au pouvoir et le conquérir. Dans le cas où le prince échouerait, ce qui est, à mon sens, assez probable, nous assisterions à un véritable gouffre au Moyen-Orient avec des retombées très graves et inédites dans le monde musulman. Même en cas d'échec, le salafisme ne sortira pas indemne, car l'échec du prince conduira inévitablement à celui de l'Arabie saoudite et, du coup, à l'éclatement de son idéologie wahhabite. Ensuite, on pourrait redouter un renforcement de l'islamisme, c'est-à-dire de l'islam politique. Et là, vous pouvez me demander, et à juste titre, pourquoi l'affaiblissement de l'Arabie saoudite conduirait-il à un éventuel renforcement de l'islamisme. L'affaiblissement de l'Arabie saoudite en tant que leader de ce nouvel axe laïque favoriserait automatiquement ses rivaux notamment le Qatar et sa chaîne de destruction massive Al Jazeera et le croissant chiite très politisé. Autrement dit, si le prince échoue, c'est l'axe Arabie saoudite-Emirats arabes-unis-Egypte qui échoue au profit de l'axe rival Iran-Qatar-Turquie et donc au profit d'un regain de l'islam politique. Si je parle d'Al Jazeera dans ces termes, c'est que cette chaîne, dotée d'énormes moyens et au grand renfort des plus brillants des journalistes, fait perfidement l'apologie de l'islamisme, banalise le terrorisme, et pour des raisons qui demeurent mystérieuses, présente à nos enfants des criminels comme Ben Laden, Zawahiri et Al Joulani comme des héros.
Toute cette propagande sournoise et intelligemment voilée pourchasse et envahit les musulmans jusqu'à leurs foyers. Je la regarde régulièrement dans l'unique objectif d'observer avec quelle posologie savante cette chaîne diffuse le venin de l'islamisme. L'accusation qui talonne le Qatar de soutenir le terrorisme et d'ébranler les sociétés musulmanes n'est pas dénuée de fondement.
Pourquoi semblez-vous sceptique quant à la réussite de Mohamed Ben Selmane ?
Je dirais que Mohamed Ben Salmane est une antithèse de ce que vit le Moyen-Orient actuellement. Il ne semble pas être une synthèse murement établie, mais exprime le caractère réactionnel du phénomène Ben Salmane. Celui-ci, tout en suscitant de l'espoir, fait grandement peur. Certaines de ses politiques, ou plutôt absence de politique, donnent l'impression qu'il est un va-t-en-guerre, ce qui contraste avec le flegme, le conservatisme et la réserve légendaires de ses prédécesseurs. Par ailleurs, non seulement ses réformes sont audacieuses et ses annonces prometteuses, mais elles s'accompagnent malheureusement de décisions dangereuses. La guerre dévastatrice au Yémen est imputable à son impulsivité. Rappelons l'épisode El-Hariri, chef d'un gouvernement souverain qu'il invite chez lui en novembre pour le pousser à démissionner de son poste, à travers une chaîne saoudienne et qu'il retient quasiment comme un captif. Dans la même semaine, il crée à la hâte une commission anti-corruption qu'il préside et le lendemain ordonne l'arrestation-éclair de plus de deux cents émirs, hommes d'affaires, ministres et anciens ministres, tous retenus dans un somptueux hôtel à Riyad. En dehors de toute procédure judiciaire, il troque avec eux leur libération contre la cession de la majeure partie de leurs biens. Par le biais de cette manœuvre, il croit régler plusieurs problèmes comme trouver le financement pour ses projets ambitieux (le projet touristique de la mer Rouge, la mégapole futuriste et high-tech de Neoum, etc.) et écarter tous ses cousins rivaux qui se revendiquent de la même légitimité que lui. Est-ce une stratégie audacieuse ou de la témérité ? En fait, non seulement il risque de faire l'unanimité contre lui, mais des hommes de cette taille ne resteront pas sans réagir, sachant que chacun a son propre clan, sa propre cour, son propre réseau... Le prince bénéficierait aussi du soutien inconditionnel de Donald Trump, mais est-ce un bon présage pour lui ? Ce qui est désolant, ce n'est pas tellement son despotisme. En cette matière, Mohamed Ben Salmane n'est pas original dans la région, mais c'est le fait que ses comportements peuvent hypothéquer lesdites réformes.
Revenons, maintenant, au terrorisme islamiste qui a aujourd'hui un caractère transnational. Comment expliquez-vous cette facilité des groupes terroristes à recruter parmi la jeunesse, même occidentale ?
Le politologue Olivier Roy parle, à juste titre, de l'islamisation de la violence : ce n'est pas qu'on a rendu l'islam violent, mais c'est qu'on a islamisé la violence. Pour lui, dans toutes les sociétés et à chaque génération, il y a eu une partie de la jeunesse qui par un déterminisme sociologique est nécessairement séduite par la violence. Par générosité et idéalisme, une partie de la jeunesse, en effet, pense que la violence est nécessaire pour tout changement. Hier, c'était au nom des idéologies gauchisantes et radicales. Avant-hier, c'était sous l'étendard des pensées totalitaires et fascistes. Aujourd'hui, cette partie de la jeunesse, dans un monde connecté, trouve le défouloir de sa violence dans le salafisme djihadiste. En Occident, si un jeune veut déranger sa société, ce n'est pas en mettant la soutane et en brandissant la croix, ce n'est pas non plus en devenant laïciste, anticlérical et bouffeur de curés, mais en se convertissant à l'islam dans ses formes les plus radicales. En fait, cette conversion est paradoxalement un vecteur pour l'expression d'un anticonformisme qui a besoin de cette radicalité pour mieux saper et pourfendre l'ordre établi. Le vecteur de la pensée contestataire change de cap même si la contestation elle-même ne change pas et demeure au fond quasiment identique. Je me souviens que le philosophe Comte-Sponville a évoqué dans une conférence quelque chose de semblable. De par sa longue expérience en tant que professeur de philosophie au lycée, il affirmait que dans les années soixante-dix quand il parlait de la religion tous ses élèves riaient, et quand il parlait de la politique, ils devenaient tout d'un coup sérieux. Mais dans les années quatre-vingt-dix, les choses s'inversent : quand il parle de la politique tout le monde rit et quand il parle de la religion tout le monde devient sérieux. Le catalyseur de la pensée sérieuse et engageante a changé d'axe et, du coup, la frange la plus extrême ne s'exprime pas à travers le politique, mais par le biais des thèses religieuses. Et tant que ces thèses s'enfoncent dans l'irrationnel et heurtent le sens commun, elles ont aux yeux de cette jeunesse plus d'aura de vérité. Le djihadisme, même irrationnel, propose à ses candidats un projet qui s'inscrit dans l'éternité et fournit un idéal que les pensées positivistes n'offrent plus depuis plus d'un siècle. À cela s'ajoute la déconstruction systématique de tout récit identitaire ou fondateur d'une "vérité" qu'opère la pensée dite postmoderne.
Pourquoi les autorités religieuses ne semblent pas avoir d'emprise sur leur champ d'intervention ? Comment peuvent-elles contribuer dans la lutte contre la subversion islamiste ?
Chez les sunnites notamment, et cela depuis plusieurs siècles, les oulémas (savants) ou les faqih (juristes) jouissaient d'une certaine autorité morale et régulaient avec souplesse et dans une pluralité d'avis le rapport au religieux. Mais ils ne formaient pas pour autant un clergé, loin de là. À l'instar du judaïsme rabbinique et à un certain point des églises protestantes, l'islam sunnite n'a pas une autorité centrale qui dit et interprète le dogme ; ainsi les imams sont traditionnellement élus par la communauté qui leur reconnaît une sagesse et un savoir qu'elle-même n'a pas. Mais, théologiquement, cela ne leur confère aucun pouvoir clérical. L'imam n'est pas un prêtre consacré assurant en quelque sorte une médiation entre Dieu et Ses créatures. Dans l'islam classique, le lien entre le croyant et l'idéal divin reste strictement individuel, intime et permanent. Contrairement au prêtre, l'imam ne reçoit pas de confession, ne fournit pas de bénédiction, n'absout pas les fautes ou les impiétés, ne garantit pas le pardon de Dieu, n'affirme pas sa condamnation. Sa fatwa n'est qu'un avis et ne peut se substituer en aucun cas à la responsabilité de l'individu qui demeure toujours comptable aux yeux de Dieu et de la société. Le corps des imams sages et éclairés n'existe plus ou il est largement affaibli, sinon discrédité. L'imam aujourd'hui, sauf exception, est, ou un fonctionnaire aux mains de l'administration et de son "islam officiel", ou un prédicateur populiste dont l'orientation théologique inquiète. La jeunesse n'est donc plus immunisée contre les vagues de la radicalisation quand elles surgissent. En plus, les jeunes, qui par un idéalisme non encadré basculent dans l'idéologie sombre et suicidaire, s'abreuvent directement aux réseaux réels et virtuels à la fois nationaux et transnationaux.
Que s'est-il passé entre l'islam de la génération de nos parents et l'islam qui fait trembler le monde aujourd'hui ?
Il y a plusieurs facteurs concordants : d'abord, l'échec du panarabisme habituellement daté de la guerre du Kippour, suivi du succès de la révolution iranienne ainsi que de la réaction saoudienne à cette révolution. En effet, l'Arabie saoudite a fait fonctionner sa machine wahhabite à plein régime pour faire face à l'Iran et à toute tentative de sa part d'exporter sa révolution. Un mot d'ordre semble être donné : la solution de nos maux sociaux et économiques c'est le retour à l'islam. Mais le retour à quel islam après des décennies de sécularisation non assumée car inconsciente partout dans le monde arabe ? Comme je l'ai dit auparavant, nos ancêtres avaient une classe de lettrés et sages qui ont su faire écran entre le savoir religieux et le peuple. Elle avait hérité d'un océan d'adages et de commandements attribués grossièrement et anachroniquement au Prophète plusieurs siècles après sa mort. Certes ces textes véhiculent parfois une profonde sagesse, mais malheureusement mêlée à des absurdités et souvent à des appels explicites à la haine de l'Autre. Sans méthode précise ni rigueur scientifique, cette classe a fait un tri subjectif et tendancieux dans ce corpus, sans doute incitée par des besoins didactiques et par instinct de sociabilité. Car la sacralité de l'ensemble de ces textes ne leur posait aucun souci puisqu'inactif. Ces textes avaient même une aura de "baraka" qui ne faisait mal à personne. Ce faisant, elle n'a fait que neutraliser des textes tout en préservant leur sacralité. Hélas aujourd'hui, ce "retour" à l'islam se fait en l'absence de cette fameuse classe sage et éclairée qui régulait le rapport au religieux. Cette absence constitue un bris dans la transmission traditionnelle et intergénérationnelle et offre une place de choix au wahhabisme salafiste. Ce dernier ne fait, en réalité, que réactiver ces textes et mettre ainsi le musulman devant l'évidence ! Le wahhabisme nous jette en pleine figure les monstruosités tirées de notre terroir le plus sacré. Actuellement, toutes les autorités théologiques sunnites condamnent les crimes de Daech et d'Al-Qaïda, mais elles n'osent pas dénoncer explicitement les sources textuelles dont la lecture littérale justifie et légitime ces crimes. Toute relecture de l'islam est vaine tant que l'on n'a pas déclaré non sacrés et non authentiques ces textes.
Au-delà de la dialectique, qu'est-ce qui empêche l'islam de vivre son siècle de la modernité ?
J'ai envie de dire que votre question vient un peu trop tard. Il nous faut admettre que nous sommes dans une ère post-religieuse. Nous sommes à une époque où toutes les affirmations religieuses cohabitent, sinon se neutralisent mutuellement. Aussi, l'évolution et la propagation des sciences humaines les fragilisent toutes. Dans cette ère, la religion réformée ou pas, adaptée à la modernité ou pas, ne peut plus se présenter comme un projet de société mais comme une affinité individuelle et interindividuelle. Mais attention ! Même dans cette privatisation, elle ne perd pas sa pertinence et son rôle, mais elle ne persistera et ne s'épanouira que dans la pénombre des consciences des individus où chacun négocie intimement sa relation entre le spirituel et le social. Ironie du sort, il nous aura fallu tout ce grand et douloureux détour pour revenir à la nature initiale et originelle des messages spirituels : une conviction libre qui évolue et qui fait évoluer. La laïcité réclamée de plus en plus ouvertement doit institutionnaliser la séparation du politique et du religieux. Quant à la distinction entre le temporel de l'intemporel me paraît impossible à réaliser, car on ne peut scinder ces deux dimensions dans la conscience de l'individu. Celle-ci échappe par nature à toute normalisation.
Y. A.


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