Dans cet entretien, M. Ruot revient sur les "essais nucléaires de Reggane", une appellation, selon lui, euphémistique, utilisée intentionnellement par la France coloniale pour occulter l'ampleur des dégâts. Cobaye-rescapé, comme il se fait appeler à chaque fois qu'il évoque la guerre d'Algérie, il témoigne de l'horreur de cet abominable crime, interpelle l'Etat français à reconnaître ces explosions et à indemniser toutes les victimes. Témoin vivant, M. Ruot promet de tout dire dans ses mémoires qu'il s'attelle à écrire. Liberté : M. Ruot, vous aviez quel âge quand vous aviez été mobilisé dans votre contingent pour rejoindre le grand Sud algérien ? Gérard Aïssa Ruot : J'avais 20 ans. Seulement 20 ans quand j'ai passé six mois de classe à Grenoble. Ensuite, on a été acheminés vers Marseille avant d'être expédiés en Algérie, plus exactement à Oran. J'avais refusé de porter des armes dès le départ. Mais mes supérieurs m'avaient signifié que je n'avais pas besoin d'armes là où j'allais être expédié. On était débarqués sur une belle plage, à savoir Port-aux-poules. On était restés 24 heures seulement avant d'être envoyés à Reggane. Je garde en mémoire cette tour de contrôle et les petites palmeraies. C'est alors qu'on nous a donné des paquetages et envoyés à Hamoudia, à 50 km de Reggane. Vous étiez au courant que l'armée française avait opéré des essais nucléaires ? Pas du tout ! On a été expédiés sans connaissance et sans protection particulières. On avait des chemisettes et des shorts. Donc, on est arrivés en juillet 1961, c'est-à-dire après les cinq essais explosions. Je précise que c'étaient des explosions nucléaires et non des essais nucléaires. Autrement dit, on avait débarqué dans une zone complètement contaminée et on avait passés 13 longs mois. C'est pour cela que je dis que je suis un cobaye-rescapé, parce que des jeunes du contingent sont décédés à cause des émanations qui avaient infectés toute la région de Reggane et de Hamoudia. Cobaye-rescapé, c'est l'appellation que je défends aujourd'hui. Est-ce que vous aviez eu à rencontrer des Algériens rescapés dans la région après ces explosions ? Oui. Regardez cette photo (il exhibe une image d'un jeune algérien qui avait subi des déformations après les explosions). Il était considéré par l'armée française comme un PLBT (population laborieuse du bas Touat). C'est un terme qui m'a traumatisé à jamais et que je retiens toujours dans ma tête. Je trouvais ignoble que d'appeler une population ou un individu PLBT. Voudriez-vous dire à travers votre témoignage qu'il ne s'agissait pas d'essais nucléaires, mais de crimes nucléaires ? Appelez-le comme vous voulez, mais moi, je dirai toujours qu'il s'agissait d'explosions nucléaires. Car un essai pouvait se dérouler dans un laboratoire ou dans n'importe quelle ville française. Un essai pouvait se dérouler à Paris sans incidences sur les populations. Mais ils l'avaient fait à Reggane et il y avait bel et bien des explosions nucléaires, avec autant d'horreur, de dégâts et de séquelles. Appelons un chat, un chat ! Il y avait des populations dans la palmeraie, comme il y avait des animaux dans toute la région et un écosystème détruits. Les conséquences sont là. Moi-même, j'avais construit des cuves du plutonium. J'étais responsable de la construction et j'avais découvert le point zéro. Quand j'ai appris qu'une des cuves avait éclaté, j'ai immédiatement arrêté la construction. Et comme on savait qu'on allait partir après les accords d'Evian, l'armée française m'avait construit la fameuse piscine de Hamoudia entre mars et septembre 1962, alors qu'on savait qu'on allait définitivement partir ! Quel est le message que vous voudriez lancer tant aux autorités algériennes que françaises ? Mon message est clair. Ils doivent reconnaître qu'ils avaient fait éclater des bombes nucléaires et qu'ils avaient semé l'horreur. On a fait sciemment ce crime à Reggane, comme on a fait des expériences souterraines à In-Ikker où l'atome est là pour 40 millions d'années au moins ! À Reggane, l'atome disparaîtra, mais cela prendra beaucoup de temps. On a bien reconstruit Hiroshima au Japon. Donc, le site est très contaminé à jamais. Il suffit de prendre des relevés. Êtes-vous revenu sur les lieux après 1962 ? Oui, c'était au début des années 1980, soit 40 ans sur autorisation de l'Etat algérien. Là, j'ai constaté que tout ce qui a été construit à l'époque a été démoli, y compris ma piscine. On a démoli le site et on a tout recouvert de sable, alors que, pour l'histoire, cela devait faire office de traces. Ils ont enterré même les avions et les engins utilisés dans les explosions nucléaires. Il suffirait de creuser pour retrouver les matériaux. Mais l'armée française a opté pour la démolition. Quel était votre premier sentiment en arrivant à Reggane 40 ans après ? Le dépaysement absolu. Après ma mobilisation au contingent, je me souviens avoir rendu visite à un habitant d'une palmeraie à Reggane. J'ai visité sa maison et son jardin. Il était heureux. Il y avait tout, y compris l'eau. Il m'avait donné ma première leçon de ma vie. Une leçon qui m'a marqué à vie. Avec le peu qu'il avait, il était suffisant et heureux, alors que moi, je lui suggérais de prendre plus d'espace. Et 40 ans après mon retour, tout cet écosystème a disparu. Que d'émotions. Je me souviens également des nomades qui passaient par Reggane et qui m'avaient appris à rouler le couscous et le cuire avec de la viande séchée. On se servait aussi du café au poivre. Tout ça a également disparu de cet écosystème. Les explosions nucléaires avaient tout rasé ! Que ressentez-vous 58 ans après et pourquoi avez-vous choisi de revenir et de rester définitivement en Algérie aux côtés des enfants du village SOS Draria ? C'est la seule façon pour moi de me dédouaner. J'essaye, depuis 20 ans, d'apporter de la joie et du réconfort à ces enfants privés de famille. C'est également ma façon d'apporter ma contribution, à travers ce témoignage, sur les exactions faites par la France avec ses bombes atomiques que je ne digère toujours pas. À l'époque, j'avais fait le reproche à un militaire français d'avoir raconté dans un livre les atrocités qu'il avait faites en Algérie. Aujourd'hui, il faut que je parle de ma guerre d'Algérie, car on garde ça dans nos mémoires. C'est un traumatisme. Que diriez-vous en priorité si vous parliez, M. Ruot ? D'abord reconnaître les explosions nucléaires et non les essais nucléaires, ensuite pour dire à la France qu'elle devait indemniser tant les victimes algériennes que les militaires mobilisés dans un site contaminé. Moi-même, j'ai fait deux cancers et les médecins n'ont jamais détecté à quoi cela était dû. En fait, c'était des séquelles. La plupart des militaires du même contingent sont décédés dans les années 1970 et 1980. J'ai d'ailleurs témoigné dans deux films, Gerboise bleue et Grain de sable, où j'ai évoqué ces atrocités, notamment celles faites sur les cobayes animaux enfermés dans des cages lors des explosions. Car, au fait, il n'y avait pas de cobayes humains, mais des maquettes habillées avec des vêtements de l'armée pour voir les effets des explosions. Vous comptez tout dire un jour ? Effectivement. Je m'attelle à écrire mes mémoires et je compte les intituler Né français, devenir canadien et mourir algérien. Je raconterai tout, car je garde tout en mémoire. Si j'ai choisi de revenir en Algérie, c'est pour bien y finir mes jours tranquillement. F. B.