Alger. Mardi 5 mars 2019. Place Maurice Audin. Le contraste est saisissant. Des fourgons blindés et des camions chasse-neige vétustes bloquent l'accès au boulevard Mohamed V. En face, des centaines de jeunes étudiants et lycéens, bien sapés, font flotter l'emblème national. Ils scandent des slogans pour «une Algérie nouvelle». Les policiers, presque figés, assistent en spectateurs. L'ébahissement se lit sur leurs visages. Ils regardent sans trop comprendre. «D'où sortent-ils ceux-là ? J'ai l'impression de vivre une époque qui n'est pas la mienne», lance un officier à son collègue. Les deux gradés fixent des yeux une jeune étudiante. Plutôt sa pancarte : «Votre crédit a expiré, la communication est rompue. Partez !». A côté, sa camarade de fac brandit à son tour sa pancarte : «Ayez pitié de mes 20 ans !». Plutôt drôle ! Nihad, étudiante à la Fac centrale, ne l'entend pourtant pas de cette oreille. «J'ai bientôt vingt ans, et je veux vivre autre chose que Bouteflika. En avril prochain, je ne voudrai pas souffler mes vingt bougies sous son règne», pestifère-t-elle. Tout d'un coup, un brouhaha provient du côté de la Grande poste. Les jeunes manifestants qui scandent «le peuple ne veut ni Bouteflika ni Saïd», marquent un temps de silence. Un léger mouvement de panique. «Les CRS chargent?», s'interrogent les uns et les autres. Photo : Bilel Zehani/Liberté C'est pourtant une impressionnante foule de jeunes manifestants qui vient de franchir le cordon sécuritaire dressé pas loin du restaurant la Brasserie d'Alger. D'autres marcheurs pour une «Algérie nouvelle» arrivent pour prêter main forte à leurs camarades de la Place Maurice Audin. Ce ne sont plus par centaines, mais par milliers, maintenant, à scander haut et fort, «système dégage». Sur les balcons des immeubles de la Place, de vieilles dames les encouragent par de stridents youyous à donner la chair de poule. Et ce n'est pas fini. D'autres groupes de manifestants tentent toujours de rejoindre le cœur battant de la Place «anti-cinquième mandat». Un cordon sécuritaire en haut des escaliers menant de la rue Ghar Djebillet, à quelques encablures de la Fac Centrale, vers l'Avenue Pasteur, essaye d'y réduire l'affluence. Peine perdue ! Tous les chemins mènent vers la Place Maurice Audin. Des centaines de manifestants, jusque-là cantonnés à la Grande Poste, franchissent le Tunnel des Facultés. Ça résonne fort. La jeune foule est euphorique. Pacifique, surtout. Lorsque les manifestants sortent du tunnel, la Place Maurice Audin s'avère trop restreinte pour les contenir. Un accueil glorieux leur est réservé. Leurs camarades, déjà sur place, scandent en chœur «Algérie libre et démocratique». Photo : Bilel Zehani/Liberté Les services de l'ordre semblent ne plus rien maîtriser. Ces jeunes étudiants et lycéens ont leurs codes. Leurs manières de communiquer, de s'organiser, aussi. Voilà un jeune homme qui accoure vers un manifestant. «Votre sac-à-dos est ouvert, et l'on voit votre ordinateur portable et le tout, faites attention…», le prévient-t-il. Une jeune femme, accroupie, au milieu de la foule, est illico entourée par de jeunes gens. «Tout va bien ?», s'enquièrent-ils . Sourire. Rien de grave. Elle enlace seulement ses lacets. Ils sont aux petits soin, les uns avec les autres. En temps normal, observent des spectateurs un peu plus âgés, et qui se tiennent en marge de la manif, «ce ne serait pas passé ainsi». Vraiment ? A vrai dire, pas le moindre écart de langage. Le moindre incident. La génération anti-cinquième mandat ne tolère aucun intrus. Aucun perturbateur. Ils ont l'air soudés. Ils sont habillés comme ils vont à la fête, et les jeunes femmes s'épanouissent dans un décor qui n'a rien à envier aux sociétés occidentales les plus avancées. Le mot d'ordre du jour semble primer sur les différences sociales jusque-là entretenues. «Non au 5e mandat, système dégage, Algérie libre et démocratique», scandent-ils sans cesse. Photo : Bilel Zehani/Liberté Sur le trottoir, en face de la Place Maurice Audin, un vieux papi a l'air inquiet. Il cherche sa petite-fille, une lycéenne, parmi la foule. «Nous savons, à la maison, qu'elle n'a pas été à école. Elle nous échappe, tout nous échappe. Il faudra qu'ils partent pour que nos enfants retournent sur les bancs des classes et rentrent chez eux… », se confie-t-il. Mehdi Mehenni