L'usage sporadique de gaz lacrymogènes et de canons à eau n'ont pas émoussé la mobilisation. "Le peuple décide, système dégage", ont scandé des centaines de milliers d'Algérois. Hier, c'était un vendredi particulier dans le processus du soulèvement populaire. Il survenait après la confirmation d'Abdelkader Bensalah à la fonction de chef d'Etat par intérim, la convocation du corps électoral le 4 juillet pour élire un président de la République, un discours menaçant envers le peuple et surtout la mise en place de lourds dispositifs de répression. Nullement dissuadés par les tentatives de phagocyter la désormais traditionnelle grande marche du vendredi, les Algérois ont commencé à accaparer la voie publique, principalement les mythiques places de la Grande-Poste et Maurice-Audin, dès les premières heures de la matinée. Les dizaines de Casques bleus qui quadrillaient les lieux n'ont pas résisté longtemps à une affluence poussive. Ils se sont retirés vers 10h, cédant la rue aux milliers de manifestants déjà sur place qui scandaient "Djeïch chaâb, khawa khawa". La partie n'était pas gagnée. La journée sera émaillée d'escarmouches. Vers 13h30 à l'amorce de la rue Didouche-Mourad, des CRS arrosent avec des canons à eau des centaines de femmes, d'hommes et d'enfants, qui avaient, pour seules armes, des pancartes et l'emblème national. La charge dure quelques instants. Les manifestants ne répliquent guère par la violence.Ils prennent des selfies sous les jets d'eau, comme pour narguer les forces de sécurité qui, soudainement, stoppent leur action. Ils évacuent l'endroit, passant par la transversale à la rue Hassiba Ben-Bouali, tantôt sous des sifflements, tantôt aux cris "Djazaïr houra démocratia" (Algérie libre et démocratique).La plupart des policiers baissent la tête, évitant de croiser les regards houspilleurs de leurs compatriotes. À 14h30, à 16h puis vers 18h, l'usage de bombes lacrymogènes à la sortie du Tunnel des facultés provoque un mouvement de panique dans la foule compacte. De jeunes marcheurs offrent des compresses imbibées de vinaigre. D'autres libèrent des passages aux personnes prises de malaise, aux femmes et aux enfants. En quelques minutes, le rond-point est reconquis par les citoyens, déterminés à en découdre avec le régime. "Nous n'avons pas peur. Nous savions qu'ils utiliseraient contre nous des gaz lacrymogènes. Nous sommes venus équipés", nous dit un manifestant en nous montrant un masque de protection respiratoire. Hier, l'ambiance était relativement tendue, exclusivement revendicatrice. "Nous sommes fâchés", gronde une jeune femme. "Yatnahaw gaa", "Bensalah dégage", sont les slogans récurrents dans les bouches et sur les banderoles. Parfaitement édifiés sur les enjeux de l'heure, les Algérois ont répondu au dernier discours du général chef de corps d'armée par un chant contestataire innovant "Sorry Gaïd Salah, chaâb machi djayah" (Pardon Gaïd Salah, le peuple n'est pas crédule). Sur des écriteaux aussi : "Le peuple ne s'ingère pas dans les affaires du djeïch. Le djeïch doit avoir confiance en la maturité du peuple", "Gaïd est obnubilé par les complots extérieurs", "Le peuple ordonne et djeïch exécute", "Pas de Constitution, la voix du peuple est la loi", "Urgent, bientôt, vous verrez la force du peuple"… Evidemment, le départ immédiat du chef de l'Etat par intérim, Abdelkader Bensalah, le président de l'APN, Moad Bouchareb, le président du Conseil constitutionnel, Tayeb Belaïz, et le Premier ministre, Nourredine Bedoui, est présenté, par les manifestants, comme une exigence et non pas une demande. "Nous ne voulons pas la disparition des institutions, mais il n'est pas question d'aller aux élections avec les symboles du régime pourri", assènent des citoyens en contrebas de la Grande-Poste.