Dans son dernier roman, l'auteur de L'attentat s'attarde sur les conséquences du viol d'une jeune femme, dont le mari, jeune lieutenant à Kénitra au Maroc, découvre les plus sordides vérités sur son couple, au fil d'une enquête qu'il mène clandestinement pour retrouver le coupable. Vivre avec un être que l'on croit connaître sur le bout des doigts, voir en lui le socle inaliénable de son existence et fonder en lui les doux espoirs d'une communion des cœurs et des esprits, jusqu'au moment de s'apercevoir que cette vie tant rêvée était si fragile et brinquebalante, qu'elle serait détruite au moindre couac. C'est dans un style proche du polar que Yasmina Khadra, après La Havane et Paris, nous raconte l'histoire d'un jeune couple marocain, Driss et Sarah Ikker, née Chorafa, dans son dernier roman intitulé L'outrage fait à Sarah Ikker (édition Casbah). Jeune officier à l'école de police du père, Abderrahmane Chorafa, Driss ne s'imaginait pas avoir comme épouse un si bon parti ; lui le fils du Rif, moqué depuis son enfance, qui reste néanmoins animé par une ardente envie de s'en sortir. Sarah, la fille à papa, a tout pour plaire, riche, belle, avec beaucoup de caractère, rien ne prédestinait les tourtereaux à se rencontrer, et encore moins se marier si ce n'était une soirée providentielle, durant laquelle la jeune femme, comme une lionne ciblant sa proie, séduit le beau Driss qui ne se fait pas prier pour demander sa main auprès de son directeur de père. Deux mondes, et deux conceptions de l'amour, qui vont mener le jeune couple à sa déchéance. Une descente aux enfers qui commencera le soir du viol de la jeune femme, alors que Driss est invité à Casablanca. Consumé par l'honneur bafoué dont il a été fait l'objet, le lieutenant entame un dangereux virage dans le délire paranoïaque, et devient, au fil des pages plus affecté par le viol que son épouse. Cette dernière est obligée malgré son état mental et physique de cautionner les agissements de son mari, qui, mettant en avant "l'outrage fait à sa femme", s'éloigne peu à peu d'elle alors qu'elle a plus que jamais besoin de lui. Quelque part, dans le subconscient de l'officier, le déshonneur fait à sa femme est en partie de sa faute. Elle qui laissa la porte du garage déverrouillée en son absence. Elle qui n'a pas su se défendre quand l'agresseur l'a bâillonnée, menotté et déshabillée, sans qu'il y ait, d'ailleurs, de traces d'agression… Au mari qui semble répugné à l'idée de partager le même lit que sa femme s'ajoutent les remarques désobligeantes de l'entourage de Sarah. Narimène, la femme du commandant Baaz, lui fait remarquer, toute honte bue, que "toutes les femmes sont violées d'une manière ou d'une autre, avec ou sans leur consentement" (p146). Ikker, qui mène "clandestinement" l'enquête sur l'affaire de son épouse, se mure dans un silence destructeur au fil de la découverte d'indices. Les petits détails, minimisés volontairement par l'écrivain au début de l'enquête, se révèlent être d'une importance primordiale pour le dénouement de ce polar qui nous plonge dans les pensées et le monde chaotique du lieutenant. Ce dernier engage alors un duel contre ses démons, qui le poussent à remettre en question son couple et son amour pour Sarah. D'ailleurs, dans une confidence à son ami Malik, il avouera s'être marié moins par amour que par intérêt, vu l'influence du père et sa fortune, et l'assurance d'une carrière professionnelle stable et sans encombres. Mais dans les romans de Khadra, rien n'est réellement comme on le croit, après quelques longueurs narratives, tant les suspects du viol se succèdent dans un cortège de quiproquo mêlé à la paranoïa encombrante de l'époux-enquêteur, l'on se rend compte que le roman prend une tournure tout à fait inattendue, même le titre devient trompeur. Le côté manichéen se dilue, les bons ne le sont plus, les protecteurs d'autrefois deviennent les bourreaux, les victimes non plus, se métamorphosent et dévoilent leur vrai visage… En somme, L'outrage fait à Sarah Ikker reste un polar bien ficelé, dans lequel se côtoie une galerie de personnages finement construits, dont la bonté est bien souvent illusoire. Yasmine Azzouz