Le sociologue et militant du "hirak", Nacer Djabi appelle à la libération des détenus d'opinion et pose comme préalable à toute élection, une solution politique consensuelle. L'armée, dit-il, sera au premier plan des bénéficiaires de cette solution qui lui évitera d'être entraînée dans des conflits politiques et la confrontation avec le peuple qu'elle est censée protéger. Liberté : Quel bilan faites-vous de la révolution du peuple contre le système qui boucle son septième mois ? Nacer Djabi : Ce que vit l'Algérie depuis sept mois s'est rarement produit dans l'histoire des peuples. Les Algériens ont pu organiser des marches nationales pacifiques à travers différentes régions du pays. Les manifestations sont caractérisées par une densité démographique sans égal avec des revendications politiques claires et uniques, à savoir la rupture radicale avec le système politique en place, devenu une menace réelle et pour le pays et pour l'Etat-nation lui-même. Les marches pacifiques ont connu la participation de personnes de tous âges et des deux sexes dans différentes régions du pays, ce qui constitue une expérience jamais connue par le passé en Algérie où étaient mises en avant plutôt les revendications économiques et sociales. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui où même les syndicats ne parlent pas de ces revendications. Même si les Algériens n'ont pas encore atteint l'objectif pour lequel ils sont sortis, à savoir le départ du système, excepté l'annulation du projet du cinquième mandat du président déchu, ils ont, toutefois, arraché bien plus important, à savoir le recouvrement de leur liberté. Les Algériens ont, depuis le 22 février, brisé la logique de la peur et retrouvé leur capacité d'agir collectivement. Ils se sont découverts et ont découvert leur capacité à dialoguer entre eux et à se mettre d'accord sur des revendications nationales uniques, et ce, malgré leurs divergences politiques. Ce qu'ils ont su gérer jusqu'ici pacifiquement. C'est la raison pour laquelle j'estime que le grand acquis du peuple algérien jusqu'à présent, c'est cette unité nationale préservée qu'il réaffirme quotidiennement à travers les marches nationales tout en défendant ses revendications, et ce, malgré toutes les manœuvres d'infiltration que le régime a tentées plus d'une fois en jouant sur les différends existants au sein de la société nationale, comme dans toute société humaine vivante. C'est un moment historique et éthique autour duquel doit être construite une Algérie nouvelle. Le mouvement a résisté aux manœuvres du pouvoir et s'est renforcé au fil des manifestations. C'est quoi, selon-vous, le secret de cette détermination ? Effectivement. C'est ce que je disais précédemment, à savoir que les Algériens ont découvert qu'ils constituent un seul peuple qui veut vivre librement dans son pays. Et ils ont su comment maintenir leurs revendications et préserver le caractère pacifique, national et populaire des manifestations. Ils sortent chaque semaine dans des dizaines de villes et à l'étranger, en plus du mouvement estudiantin qui a fortement repris son intérêt pour les affaires publiques et politiques, contrairement à ce qui a été dit auparavant sur les étudiants et les universitaires. Les Algériens ont réussi à contrecarrer toutes les tentatives de division en se basant sur certaines des spécificités culturelles et géographiques connues de tous les peuples. Il a été confirmé une fois de plus, que c'est le système politique qui veut diviser les Algériens et les engager dans un labyrinthe de conflits culturels et ethniques souvent imaginaires. Ce que le régime n'a pas compris c'est que l'Algérie a construit son unité depuis longtemps. Cela est clairement exprimé par l'actuel mouvement populaire national et par la révolution de libération, par le passé. À l'occasion de la révolution pacifique que nous vivons, les tendances lourdes des processus démographiques, culturels et sociologiques ont montré à quel point l'Algérie peut résister. Face au caractère pacifique des manifestations, le pouvoir répond jusque-là par la répression à travers, notamment, l'incarcération de plusieurs militants politiques et de manifestants. Pourquoi le choix de la répression au lieu du dialogue serein ? La répression pourrait même prendre davantage d'ampleur dans un avenir proche. C'est un signe de panique et de l'échec des projets du pouvoir dont celui de procéder à des élections. Mais le pouvoir n'a pas œuvré à réunir les conditions pour la tenue de ces élections. Le pouvoir ne sait pas écouter les revendications du peuple. Historiquement, le pouvoir et les élites de ce pays ne sont pas habitués à écouter les Algériens et n'admettent pas de dialoguer avec eux en tant que citoyens concernés par le destin de leur pays. Les arrestations de certaines personnalités politiques connues doivent, objectivement, permettre la naissance d'une élite politique légitime. Le rôle du mouvement populaire est, justement, de produire cette élite qui remplacera l'élite officielle corrompue. Les expériences des autres pays ont démontré cette donne. L'intérêt du pays exige que les revendications de la population soient écoutées et acceptées comme des revendications nationales légitimes. Le pouvoir n'a pas d'autre choix. Si le pouvoir fait une lecture raisonnable et préfère traiter avec les intérêts du peuple plutôt que de faire des lectures étroites, cela conduira inévitablement à une participation politique accrue. Le cas échéant ce sera l'échec et l'Algérie n'a pas besoin de cela d'autant qu'elle traverse une période sensible. Ce qui était attendu c'étaient la libération des jeunes détenus, la levée des restrictions sur le mouvement et l'ouverture du champ audiovisuel comme cela est réclamé par l'ensemble des forces politiques nationales. C'est la première étape d'apaisement nécessaire avant toute élection. C'est même le minimum syndical pour rassurer les Algériens avant d'aller vers des élections. Et ce n'est pas par l'élargissement des arrestations comme c'est le cas, malheureusement. La question la plus importante, aujourd'hui, est de savoir comment convaincre les Algériens d'aller aux élections, à commencer par rétablir un minimum de confiance entre eux et les tenants du pouvoir dont ils ne connaissent que trop bien les pratiques basées sur la fraude électorale et, donc, le vol de leur voix. Les conditions pour le changement du système sont-elles réunies ? Il est dans l'intérêt de l'Algérie et des Algériens d'aller vers une solution consensuelle qui reste encore possible, en dépit de tous les développements négatifs tels que les arrestations, les restrictions sécuritaires et la fermeture du dialogue et des médias. Malgré tous ces dépassements, le mouvement est resté pacifique. La tenue des élections devrait constituer une solution et non le début d'un problème comme c'est le cas aujourd'hui. L'Algérie a besoin d'une étape de consensus qu'on peut appeler comme on veut. Le nom à donner à cette étape importe peu, l'essentiel est de convaincre les citoyens d'aller à l'élection présidentielle qui sera un début de la solution et non le début de l'aggravation des problèmes. L'objectif étant d'élire un président et de fonder des institutions politiques légitimes. Donc, il faut aller vers une solution consensuelle plutôt que d'œuvrer à rameuter des clients politiques et sociaux, ce qui ne travaille certainement pas dans l'intérêt de l'Algérie et de ses institutions centrales. Et l'armée sera au premier plan des bénéficiaires de la solution politique consensuelle pour consacrer ses efforts à la sécurisation des frontières du pays et s'acquitter de ses tâches constitutionnelles, au lieu de la situation actuelle qui l'entraînerait plutôt dans des conflits politiques et la confrontation avec le peuple, dont elle n'a certainement guère besoin. Comment appréhendez-vous l'avenir du "hirak"? Les Algériens ont montré qu'ils avaient un sens aigu du patriotisme et une grande capacité à s'organiser tout en maintenant leur mouvement pacifique. Nous devons continuer sur cette voie même si la solution est encore longue à venir. Les Algériens n'ont pas le choix. Le changement du système, âgé de 60 ans, ne se fera pas en six mois. Cela demande, donc, davantage de sacrifices de la part des Algériens. La dernière semaine des manifestations a montré que les Algériens sont déterminés à maintenir leurs revendications et le caractère national de leur mouvement et l'ampleur de sa popularité. Ce qui augure du bon et rassure sur l'avenir du mouvement. Personnellement, j'étais et je suis encore plutôt optimiste malgré les récents développements négatifs caractérisés par des arrestations. J'ai entière confiance en les capacités du peuple algérien, de sa jeunesse, de ses femmes et de ses hommes qui ont impressionné le monde. Que faut-il faire ou ne pas faire pour que la révolution du peuple ne dévie pas de sa trajectoire ? Le peuple algérien dans différentes régions et à l'étranger, a fait montre de grandes capacités dans son auto-organisation et son intelligence collective, ce qui a déjoué nombre de plans visant à casser le mouvement populaire. Je ne pense pas que le peuple ait besoin de conseils, il sait ce qu'il veut faire et au moment opportun comme il l'a démontré durant sept mois. Nous devons faire confiance à ce peuple. Il mérite cette confiance, en ce sens qu'il adapte chaque semaine ses slogans et continue à maintenir sa revendication centrale, à savoir la rupture avec le régime. Une revendication qu'il n'a pas abandonnée depuis le 22 février.