À Chetaïbi, pas d'hôtels, pas de restaurants, si ce n'est une ou deux gargotes que les services d'hygiène n'ont de toute évidence jamais inspectées. Notre taxi amorçait le dernier virage en côte, une centaine de mètres après le panneau indiquant l'entrée de l'agglomération de Chetaïbi, lorsque nous aperçûmes la baie, jusque-là cachée à notre vue par l'épaisse forêt de pins maritimes. Ce fut comme un saisissement. Un moment de pur bonheur. La baie de Chetaïbi a la réputation d'être du nombre des plus beaux sites touristiques naturels du monde ; c'est connu, mais la découverte par soi-même procure un sentiment assez difficile à exprimer, tant le ravissement est intense. Ce cliché d'une ville aux dimensions de village que la nature a comblé de ses bienfaits est, semble-t- il, très partagé, comme nous l'explique un de nos compagnons de voyage, un vieux Constantinois qui y passe des vacances en famille. “Herbillon a de tout temps fasciné les habitants de la ville du Vieux Rocher. Je viens tous les ans ici pour passer le mois d'août et je peux vous assurer que ce n'est pas facile d'avoir un logement en location. Beaucoup de gens de mon voisinage se prennent à l'avance pour réserver un appartement ou une villa qu'ils partagent en une ou deux périodes entre eux, souvent par solidarité au regard des liens que les vacances dans ce paradis terrestre ont soudés… ” Notre compagnon a utilisé Herbillon pour désigner Chetaïbi. c'est le nom de la ville minuscule que les colons ont construite dès 1857, entre ciel et mer, à quelque 60 km de Annaba, dont elle est aujourd'hui un chef-lieu de daïra. Les habitants de la localité utilisent plutôt le nom de Tekkouche en référence au cap qui configure la baie, au nord-ouest : corne naturelle et abri contre les vents marins. Les anciens vous parleront de Tacatva la romaine, qui fut également un comptoir établi un siècle auparavant par les navigateurs phéniciens qui y troquaient leurs marchandises contre les produits locaux. Enclavée, Chetaïbi n'est toutefois pas la station balnéaire qu'on pourrait imaginer. Rien ni y a été fait pour l'accueil des touristes, malgré les potentialités énormes qui y existent, dans le domaine de la villégiature surtout. Pas d'hôtels, pas de restaurants, si ce n'est une ou deux gargotes que les services d'hygiène n'ont de toute évidence jamais inspectées. Les jeunes du patelin, qui se morfondent dans le café de la mairie, en ont marre de cette localité, si proche et si éloignée de la prospérité. Ils en parlent avec l'amertume qu'on devine. “Il ne faut pas croire que Tekkouche est un paradis. L'animation que vous voyez maintenant avec les Constantinois et les Guelmis qui viennent ici pour un mois ne dure pas. Vers le 15 août, ils commenceront à plier bagage et nous nous retrouverons seuls en attendant la saison estivale prochaine.” La région n'offre, en effet, aucune autre possibilité que le tourisme pour sortir de l'oisiveté ambiante ces centaines de jeunes, dont la plupart se prévaut d'un diplôme qui ne lui sert à rien, pratiquement. Il y a, certes, la pêche que chacun ici considère comme étant l'activité principale de la communauté. On dénombre près de 300 métiers équipés de manière rudimentaire au demeurant. La corporation qu'encadre une dizaine de vieux loups de mer se plaint des promesses non tenues de la direction de la pêche de Annaba et des élus locaux chargés de l'application des programmes de relance économique. Ce jeune technicien qui a bénéficié d'une formation au niveau d'une école spécialisée à Alger et à Annaba confie qu'il a préféré se recycler dans l'agriculture par dépit. “J'ai attendu pendant trois ans qu'on m'accorde ma chance. Il était question d'acquérir un chalutier en coopérative avec deux de mes cousins. Mais le dossier que nous avons constitué est resté lettre morte. Toutes nos récriminations n'ont servi à rien contre la bureaucratie… Pas plus que les interventions d'un député de Annaba qui avait pris notre problème à cœur.” Le poisson meurt de vieillesse Le petit port de pêche, qui est niché sous le flanc gauche de la baie, fait partie de la ville, au même titre que la plage de sable fin. Une trentaine d'embarcations datant des années 1970 y est amarrée pour entretien, nous dit-on. À ce propos aussi, les pêcheurs trouvent à redire sur le manque d'assistance que leur manifestent les autorités. “Dans les magasins que vous voyez en face, il y a un stock de pièces de rechange et de matériels pour la pêche que nous pouvions utiliser, mais l'office qui est chargé de sa gestion a fait ses inventaires et a fermé définitivement, semble-t-il.” Triste, en effet, de voir dépérir ainsi une activité aussi porteuse dans une zone où le poisson meurt de vieillesse à ce qu'il paraît. Le constat fait sur l'état du port est d'autant plus déplorable que cette infrastructure est installée au pied de l'ancienne carrière de granit, aujourd'hui désaffectée. Le vieux Constantinois nous avait expliqué durant le voyage l'importance du gisement de ladite carrière qui avait valu de son temps une renommée mondiale au granit de Chetaïbi et le surnom de Silver-City à cette ville. Par lui, nous avons appris que ce matériau avait été utilisé pour le pavage des rues de Paris et de plusieurs grandes villes de France et de Belgique. En Algérie, les pavés de Chetaïbi ont servi de revêtement de la plupart des avenues et des boulevards de Annaba, Alger, Constantine et d'autres villes encore, sauf que chez nous ces blocs de granit sont recouverts sous une épaisse couche de bitume… Cette visite du Chetaïbi (le vrai), celui qui sert de cadre de vie permanent aux milliers de jeunes désœuvrés, qui n'ont que les yeux pour pleurer, ne réussit toutefois pas à nous faire oublier la beauté paradisiaque des lieux. La plage que cerne une longue promenade de front de mer est bondée de monde, des familles se fondent dans le brouhaha des colonies de vacances dans une ambiance conviviale. Ceux qui disposent d'un moyen de transport peuvent se rendre à l'autre grande plage des Sables d'or, distante d'une dizaine de kilomètres à l'ouest, c'est-à-dire de l'autre côté de l'anse, où l'eau est si limpide qu'on peut en admirer le fond jusqu'à l'île de Rmila qui lui fait face. Les plus audacieux, ceux qui sont amoureux de la nature sauvage, auront la possibilité de joindre la plage de Sidi Okacha dont on dit qu'elle est une merveille pour le repos des sens. Cette crique accessible plus facilement par voie maritime ne connaîtrait toutefois pas une grande affluence à cause des rumeurs faisant état d'une présence terroriste dans le massif qui la surplombe. Les habitants de Chetaïbi affirment pour leur part que la région, toute la région, est sécurisée. Attitude compréhensible quand on sait que le spectre du terrorisme a fait fuir beaucoup d'inconditionnels de cette région, depuis 2003 notamment… A. Allia