Lorsqu'on aborde un problème aussi sérieux et crucial que celui de la paix et de la réconciliation nationale, qui est une avancée certaine dans la voie de la stabilité du pays, il faut éviter tout excès de langage comme toute complaisance, et aller au fond des choses. Certaines vérités doivent être dites, car le silence nuit à la défense des causes les plus justes. Il faut regretter le caractère superficiel des jugements qui se fondent sur des vérités fragmentaires, et la bonne foi qui abuse lorsqu'elle privilégie une grille de lecture. Le président de la République, qui veut entrer de plain-pied dans l'histoire en donnant la mesure de ses capacités d'homme d'Etat, veut aussi impliquer dans la recherche de la paix et de la réconciliation nationale les forces politiques, économiques et sociales, la société civile, en les chargeant de créer un vaste mouvement populaire en leur faveur. L'option ou la stratégie de la solution sécuritaire ne mène qu'à l'échec, car elle est sans perspectives politiques, et rend difficile tout traitement politique de la crise. Chaque tentative de sortie de la crise est condamnée à reproduire la précédente. La vie politique est conçue et reste dominée par un seul objectif : pérenniser le pouvoir en place. La doctrine de la sécurité nationale suppose le contrôle permanent de la société par la police politique qui contrôle tout, dirige tout, conduit les Algériens dans la vie de la naissance à la mort. L'ordonnance du 25/02/1995 dite loi sur la rahma, c'est-à-dire la clémence, était condamnée à très court terme à l'échec, parce qu'elle était explicitement de nature pénale et ne comprenait aucune référence politique, la paix des cimetières ou la paix des braves, c'est la peste ou le choléra. La loi sur la concorde civile adoptée au pas de charge par le Parlement et soumise à référendum n'était qu'une élection présidentielle bis destinée à légitimer le Président mal élu. L'effet psychologique recherché par ce dernier, à savoir une reddition massive de tous les groupes armés qui formeraient des files indiennes devant les commissions de probation, afin que les combats cessent faute de combattants, ne s'est pas réalisé. La réconciliation nationale est un problème politique et non sécuritaire et social, il faut lui apporter une solution politique, connaître la vérité sur les violations graves des droits de l'homme exercées par les groupes armés islamiques, l'armée, les forces de sécurité et les Groupes de libre défense (GLD), ce qui facilitera la réconciliation nationale. Il faut analyser les événements du passé avec le souci de la vérité, et préparer l'avenir, la réconciliation nationale, par la justice sans céder à la tentation de justicier. Le président de la République a disculpé toute responsabilité de l'armée et des services de sécurité des crimes contre l'humanité en déclarant l'Etat responsable, mais pas coupable, ce qui est une hérésie juridique. Une violation grave des droits de l'Homme est une violation quelle que soit la personne qui la commet et quelle qu'en soit la raison. Tous les criminels sont égaux aux yeux de la loi, qui ne traite pas de moralité mais de légalité. Il y a toujours un calcul stratégique et politique dans le geste généreux d'un chef d'Etat qui offre la paix et la réconciliation nationale. Il faut intégrer ce calcul dans toutes les analyses. Le président de la République a écarté la responsabilité et la culpabilité personnelles des membres de l'armée et des services de sécurité. L'histoire de la décennie noire écoulée rentrera bien un jour dans la voie des aveux. Droits de l'Homme et pouvoir sont par nature antinomiques. Droits de l'Homme et paix sont les deux aspects indissociables de la vie humaine. Toute tentative de sauver l'un aux dépens de l'autre, assurer la paix aux dépens de la justice, conduit à l'échec des deux. La LADDH a condamné tous les actes de violence d'où qu'ils viennent, particulièrement ceux qui entraînent la mort, quels que soient les auteurs et les commanditaires de ces crimes, et quelles que soient les victimes. La paix va-t-elle après plus d'une décennie de violence reprendre ses droits ? Il faut peser sur les événements pour les faire évoluer vers la paix. L'arrêt de l'effusion de sang est une question stratégique. Que les armes cessent de parler, que la violence fratricide cesse, il y a trop de malheurs dans notre pays, trop de sang versé, trop de larmes, trop de veuves et d'orphelins, trop de destructions. Il faut y mettre fin. Paix et réconciliation nationale sont les maîtres mots. Militants des droits de l'Homme, il n'y a pour nous qu'un chemin à suivre, celui de la paix et de la réconciliation nationale, car le premier des droits de l'Homme est le droit à la vie. Le sens élevé du devoir et la générosité du cœur sont notre ligne de conduite. L'homme n'est pas un moyen, mais une fin, la finalité de toute politique. Nous plaidons pour la paix, un sujet qui nous tient le plus au cœur, mais qu'il faut bâtir sur de solides fondations. L'avenir n'est jamais donné, il faut le construire. Le peuple veut savoir comment et où on le conduit, sans lui dissimuler les problèmes. Il faut d'abord créer un environnement politique favorable à la paix. Pour soigner un malade, il faut agir sur les causes de la maladie. Il en est de même de la crise. La crise est globale et ne peut être résolue que de manière globale par un dialogue politique, avec la participation sans exclusive de tous les acteurs importants de la vie politique qui inscrivent leur démarche dans la recherche d'une solution. L'amnistie partielle qui ne veut pas dire son nom, retenue dans le projet de charte, doit arriver au terme du processus de paix, pas avant ou au début. Le pardon qui n'est pas précédé de la vérité et de la justice n'est que de l'impunité. Il faut envisager des poursuites judiciaires dans le cadre de la compétence universelle qui permet au juge de n'importe quel Etat de connaître des crimes contre l'humanité qui atteignent l'être humain dans ce qu'il a d'essentiel, sa vie, sa dignité, son intégrité physique et morale, sans considération ni du lieu de l'infraction, ni de la nationalité de l'auteur ou de la victime. Lors de son discours d'investiture, le président Liamine Zeroual a prononcé une phrase non suivie d'effets, qui se situe dans le droit fil des droits de l'Homme : “Le peuple algérien est interpellé par un devoir de solidarité nationale au bénéfice de toutes les victimes de la tragédie que la patrie a vécue.” Le décret législatif qui mettait sur un pied d'égalité toutes les victimes sans exclusion de la tragédie n'a pas été appliqué, car il a été jugé par ses adversaires comme étant un acte de trahison nationale. “Les enfants de terroristes disent qu'ils ne sont pas coupables, mais ils ne peuvent être mis sur un pied d'égalité avec les enfants victimes du terrorisme.” Les familles de disparus ont été victimes d'ostracisme de la part du pouvoir, alors qu'elles sont dans un dénuement total. Le soutien aux victimes de la tragédie nationale doit être affranchi de réflexes partisans et de tout esprit polémique. Toutes les victimes doivent être traitées sur un pied d'égalité et bénéficier des mêmes droits. Leurs revendications viennent d'être prises en considération par le projet de Charte pour la paix et la réconciliation nationale. La réconciliation nationale Elle est la suite logique de la paix, mais exige la mise en œuvre de paramètres tant sur le plan politique, économique, que social et culturel. Le mûrissement lent et fécond des réflexions sur la réconciliation nationale confortera le sentiment d'appartenance des Algériens à une communauté de destin fondée sur des valeurs communes, ce qui obligera le système politique à réviser ses positions. Sans se laisser guider par le pessimisme ou le catastrophisme, il faut dire que le système politique qui n'a changé ni dans sa nature, ni dans sa fonction, ni dans son rôle, sous-estime la désespérance qui affecte le peuple algérien dépossédé de son destin. Il n'a pas une vision claire des frustrations du peuple. Il n'a pas une connaissance à la fois objective et rigoureuse de ses tensions, de ses angoisses, de ses exigences, de ses faiblesses, mais aussi de sa force. Nous assistons à toutes sortes de réflexes chauvins, de comportements de défiance et d'intolérance qui divisent le peuple. Plus personne ne respecte personne, car le respect suppose une éthique, une morale, une culture. La politique et la culture n'ont cessé de se croiser, la première écrasant l'autre. Les algériens en général se détestent entre eux, se détestent d'un camp à l'autre, et se méprisent à l'intérieur de chaque camp. L'homme avance enveloppé de ruse et de perfidie, chacune de ses paroles se calcule selon la prudence, et chacun de ses mots se prononce d'après le profit. Il y a plus qu'une fêlure, une déchirure, une fracture au sein de la société, traversée par des courants contradictoires, avec la persistance de préjugés, de tabous, de divergences politiques fondamentales, et des luttes d'influence. Comment réconcilier une société éclatée ? Le pouvoir se personnalise et se centralise à l'accès. Les constitutions peu appliquées sont révisées et souvent usées avant d'avoir servi. Le peuple algérien est dévoré par son Etat. Pourquoi l'Algérie a-t-elle débouché sur une telle concentration de pouvoir ? La marche vers et sur les sommets et leur prestige ne dure pas sans relâche. En politique le pouvoir est toujours placé sous surveillance. L'Algérie a besoin de la levée de l'état d'urgence qui conditionne l'ouverture du champ politique et médiatique, ainsi que l'exercice des libertés individuelles et collectives, d'une presse libre et d'une justice indépendante. Comment peut-on vivre ensemble les uns avec les autres, et non pas les uns contre les autres ? Deux catégories d'Algériens cœxistent à défaut de cohabiter, et le plus grave est qu'elles ont pris l'habitude de s'ignorer. Comment instaurer des relations de tolérance et de bon voisinage entre les différentes familles de pensée qui se tournent le dos ? La société recèle trop d'inégalités et d'injustices sociales pour se réconcilier. L'exclusion mère de l'intolérance bat son plein, frappe l'intime de chaque algérien marginalisé, l'inégalité s'installe et fait des ravages par la paupérisation de la population, le délitement du tissu social et familial, l'effondrement du système de santé. Le pouvoir accentue les inégalités au point de reconstruire comme au temps de la colonisation une véritable hiérarchie sociale, stratifiée, fondée sur des privilèges matériels. Trop riche pour une petite minorité, trop pauvre pour la grande majorité, l'Algérie est l'exemple d'une profonde injustice sociale. La politique libérale ne peut qu'aboutir à une société duale, verticalement divisée entre, d'une part, les nantis qui vivent bien et, d'autre part, ceux qui sont réduits à la marginalité, la pauvreté, la faiblesse du système d'éducation ou le manque de liberté. Le pouvoir déstabilise l'économie, fait arrimage au capital mondial, sans étendre cette libéralisation au champ politique ou médiatique. Tant que le cancer représente la corruption qui est devenue un style de vie n'est pas vaincu, la santé morale du peuple est menacée. Les corrompus et les corrupteurs sont faciles à identifier mais difficiles à neutraliser. Le référendum Le référendum est un moyen démocratique de consultation populaire, à condition qu'il soit utilisé par des démocrates pour des objectifs démocratiques. Il renforce alors la paix et la cohésion nationale. S'il n'est qu'un plébiscite, il suscite ou accentue les déchirements et les ruptures, ravive les blessures au lieu de les cicatriser, nourrit le sentiment d'injustice chez les victimes et les rancœurs des milieux politiques et médiatiques. Les deux principes fondamentaux de la démocratie, à savoir l'autodétermination du peuple et l'alternance politique, ont été confisqués. La démocratie qui est création et contrôle du pouvoir, le régime politique de l'autorité librement consentie et non imposée, se réalise par l'alternance, les contre-pouvoirs et la régulation par le droit et l'Etat de droit. Elle n'exige pas seulement des élections libres et des pouvoirs équilibrés, mais aussi un climat de liberté. La fraude électorale bien intégrée dans les mœurs politiques du pays est au rendez- vous de toutes les élections. La démocratie, c'est d'abord l'alternance. Les Algériens doivent changer leur regard sur la société, se rallier à la démocratie, s'ouvrir à la diversité culturelle et se mobiliser pour la justice sociale. La démocratisation des institutions, qui est la décolonisation de l'intérieur, ne s'est pas réalisée. Le pouvoir ne veut pas entrer dans la démocratie, mais veut s'en donner l'apparence. Pour lui la démocratie se conjugue au future, lointain de préférence. Elle serait l'affaire d'une ou de plusieurs générations. Le peuple algérien n'aurait pas atteint, selon le pouvoir, le niveau politique, social et culturel, ainsi que le degré de maturité nécessaire pour aspirer à la démocratie. Il ne faut sacrifier ni l'Algérie ni les Algériens qui veulent vivre normalement dans leur pays, sans violence, sans peur, sans arbitraire, sans injustice et sans corruption. Alger, le 15 août 2005 Maître Ali Yahia Abdenour Président de la LADDH