Dans cet entretien, l'avocat et militant des droits de l'Homme parle des détenus du hirak et commente les décisions prises à leur encontre, des accusations jusqu'aux libérations récentes, en passant par les mandats de dépôt et les condamnations. Liberté : Il y a une semaine, une vague de 76 détenus du hirak a été libérée. La même mesure n'a pas bénéficié à d'autres détenus. Comment expliquez-vous cela ? Aïssa Rahmoune : Je pense qu'il y a quatre types de détenus. Il y a les détenus d'opinion, les détenus politiques, les détenus pour port de l'emblème amazigh et les détenus des interpellations aléatoires. À mon avis, la stratégie du régime vise à isoler le hirak de ses éclaireurs politiques. Parce que ces derniers sont crédibles et ont la capacité de décrypter les orientations du pouvoir réel. Elle vise en même temps à étouffer les voix qui réclament des droits et des libertés longtemps refoulés ou décalés en position secondaire. S'agissant des détenus pour port de l'emblème amazigh, il s'agit d'une provocation violente d'une région du pays qui est la Kabylie, qui est et reste toujours le cœur battant de l'Algérie, comme l'affirme d'ailleurs Si Lakhdar Bouregâa. Pour la décision de mise en liberté de certains détenus jeudi passé, on se rejouit qu'ils aient retrouvé leur foyer et leur famille. Leur libération donne de l'espoir au hirak, mais la procédure suivie relève de l'arbitraire et constitue une atteinte aux droits de la défense. Déjà que les faits reprochés et la mise en détention provisoire à l'encontre de ces jeunes sont en violation de l'article 123 du code de procédure pénale qui stipule que le mandat de dépôt est une mesure d'exception et non une règle pour des crimes et/ou délits dont les faits sont avérés graves, alors que les fait reprochés à ces détenus ne sont pas d'une gravité extrême. En outre, la non-notification de l'ordonnance de renvoi pour les avocats constitués dans ces dossiers est une entrave à l'exercice de la profession, précisément à l'article 2 de la loi portant profession d'avocat. L'interpellation suivie de mandat de dépôt et la procédure de mise en liberté sont deux actes pour le même arbitraire : "la négation du droit". Je suis plus que convaincu que ces arrestations et ces mises en liberté provisoire sont une décision politique. Dommage que les juges soient le levier opérationnel de décisions politiques. La justice n'est pas indépendante. La manière avec laquelle ont eu lieu les libérations de jeudi dernier repose-t-elle sur une base juridique ? L'assise juridique sur laquelle s'est appuyée la libération des détenus trouve son mécanisme d'application dans les articles 126, 127 et 128 du code de procédure pénale qui attribue au juge d'instruction, au procureur, au président de la chambre d'accusation et au juge de siège le pouvoir discrétionnaire de prononcer la mise en état de liberté provisoire pour les prévenus mis en mandat de dépôt. Le problème ne se situe pas au niveau du respect ou non de la procédure, l'anomalie judiciaire est que si les chefs d'inculpation sont graves et donc nécessitent une procédure de mise en mandat de dépôt, la justice se contredit et se déjuge. Une question se pose alors : pourquoi mettre ces activistes en mandat de dépôt s'ils ne représentent pas un danger réel pour la société, et s'ils sont un danger réel pour la société, pourquoi les libérer ? Il est clair que ces jeunes ne sont pas des détenus de droit commun, mais des détenus politiques et d'opinion et, de ce fait, les exécutants de la justice ont obéi à une injonction politique. Leur incarcération et leur mise en liberté provisoire procèdent d'une décision politique. La justice a seulement exécuté. Prenons l'exemple de Karim Tabbou. Des avocats ont annoncé sa libération à plusieurs reprises, alors qu'il est toujours à la prison de Koléa. Pourquoi cette confusion ? La confusion est due à un manque de coordination et d'information entre les consœurs et les confrères. Il ne faut pas oublier que Karim Tabbou a émis la volonté que le porte-parole de son collectif soit Me Bouchachi Mostepha. La confusion est peut-être due au fait que les confrères aient été dans l'euphorie de la mise en liberté provisoire des détenus jeudi dernier. Êtes-vous optimiste quant à la libération de tous les détenus ? Nous sommes dans un pays et un système politique et judiciaire où rien n'est sûr. La libération et l'acquittement des détenus obéissent à une décision politique et non au droit. Si le régime joue l'apaisement, tous les détenus seront relâchés, voire acquittés. Vous avez rendu visite à Louisa Hanoune à la prison de Blida, des informations font état d'une certaine inquiétude sur son état de santé... L'état de santé de la SG du Parti des travailleurs est très inquiétant. Outre ses maladies, elle est très affaiblie. Qu'en est-il de son dossier en appel ? Vous savez que rien n'est plus cher pour un humain que sa liberté et surtout lorsqu'il s'agit d'un responsable politique de la trempe de Louisa Hanoune. Selon la gestion des dossiers de ce type et devant le tribunal militaire, je pense que le procès en appel de Mme Hanoune ne tardera pas à être fixé. La justice sera encore devant ses responsabilités éthique, juridique et historique. Car, faut-il le rappeler, Louisa Hanoune est le premier reponsable politique à être mis en prison, c'est une militante de longue haleine et son incarcération est une pénalisation de l'acte politique. Qu'on partage ses positions ou non, le droit à la parole, à la concertation et la prise de position ne doivent pas être hypothéqués, violés ou niés.