Comment faire accepter par les victimes de l'apartheid l'objectif de la Commission vérité et réconciliation d'amnistier les assassins de l'ancien régime raciste (entre 1960 et 1994) ? C'est la question qui s'est posée en Afrique du Sud lorsque le charismatique Nelson Mandela a décidé de solder les comptes du régime raciste pour bâtir la “nation arc-en-ciel” . Les adversaires de cette mesure n'arrivaient pas à admettre que l'amnistie signifie que son bénéficiaire ne peut plus être poursuivi ni sur le plan pénal ni sur le plan civil, et que la victime ne pourrait obtenir ni dommages ni compensations autres que ceux psychologiques et symboliques. Plus de 7 000 personnes avaient déposé une demande d'amnistie, dont deux anciens ministres du gouvernement raciste de Pieter Botha et plusieurs haut gradés de sa police. La plupart ont été acceptées, mais certaines sont toujours en examen. Souvent, les familles des victimes assassinées par les services de sécurité racistes ont récusé l'idée même d'amnistie. Parmi elles, figurent la veuve et le fils de Steve Biko, leader du mouvement de la Conscience noire, qui fut battu à mort par des policiers dans une cellule, ainsi que la famille de l'avocat noir Griffith Mxenge, égorgé par trois policiers parce qu'il défendait des militants anti-apartheid. Ces familles estiment que l'amnistie leur "vole la justice". Elles soutiennent que les assassins doivent être jugés et incarcérés. Ne pas le faire revient, selon elles, à dévaluer les victimes. Pour ces familles, avouer ses crimes pour acheter sa liberté est incomplet tant qu'elles ne pourront pas obtenir devant les tribunaux des compensations pour la mort d'un proche ou pour les douleurs et souffrances vécues. Un argument qui leur a été opposé à maintes reprises par le président de la commission, Mgr Desmond Tutu (prix Nobel de la Paix) : “Il ne serait pas dans l'intérêt de la réconciliation nationale de jeter en prison des centaines d'anciens policiers, de soldats, voire d'hommes politiques.” Cependant, deux des pires tortionnaires de l'apartheid, Eugène de Kock, dont la requête en amnistie est en instance, et Ferdi Barnard, qui ne l'a pas demandée, ont été traduits en justice et condamnés à la prison à perpétuité. Et le jugement de Wouter Basson, le "docteur de la mort" qui dirigeait le programme de guerre chimique et biologique du régime de l'apartheid, n'est pas fini. Il reste que pour justifier l'amnistie, il fallait instruire le procès de l'apartheid sur la base de faits dûment reconnus devant la commission par des coupables lors des auditions liées à leur demande d'amnistie. Sans leurs aveux, l'Afrique du Sud n'aurait jamais su toute la vérité sur quantité d'événements inexpliqués et de meurtres non élucidés. La vérité a été jugée plus importante que la justice par Nelson Mandela. Le cas de Phila-Ndwandwe, rapporté par la presse sud-africaine, en est une bonne illustration. Chef d'une unité de l'armée de l'ANC, elle était basée au Swaziland voisin, avec ses troupes. Un jour, elle franchit la frontière, et on ne la revit jamais. Pendant des années, une rumeur tenace poursuivit sa famille : et si Phila avait été un agent double à la solde de l'apartheid ? La vérité sortit de la bouche de quatre policiers ayant demandé l'amnistie ; ils l'avaient séquestrée dans une maison isolée où elle a été assassinée après avoir été violée et torturée. Les restes de Phila ont été exhumés et ensevelis lors de funérailles nationales, où son fils de 9 ans a reçu aux lieu et place de la défunte une médaille pour bravoure exceptionnelle. Au lieu de se souvenir de Phila-Ndwandwe comme d'une collaboratrice de l'apartheid, l'Afrique du Sud a gagné une héroïne. 1994 : En avril, Nelson Mandela est élu président à l'issue des premières élections multiraciales. 1995 : création d'une Commission vérité et réconciliation (CVR). Présidée par Mgr Desmond Tutu, elle est chargée de recenser les violations des droits de l'Homme, commises entre 1960 et 1994. Elle n'a aucun pouvoir judiciaire, sauf celui d'accorder l'amnistie aux auteurs de violations qui la demandent, à condition que le requérant expose tous les faits et qu'il prouve que ses crimes étaient politiquement motivés. 1998 : rapport final de la CVR, qui a recensé 21 000 victimes, dont 2 400 ont témoigné en audiences publiques. Sur les quelque 7 000 demandes d'amnistie reçues, la plupart ont été accordées mais la CVR doit encore trancher plusieurs cas. D. B.