C'est à partir de Jdiouïa, en prenant vers l'Est, par une route imprécise et poudreuse que commence l'Ouarsenis. Un décor sinistre qui n'a rien de “majestueux”. Un paysage lugubre, taillé à la hache, tout en pics hérissés de guérites. En quittant le gigantesque barbecue qu'est devenue la bourgade, qui s'est spécialisée depuis dans les grillades et autres rôtis à la braise, nous ne pouvons nous empêcher de penser à l'intermède sanglant de Hadj Fergane. Shérif ou bouc émissaire, le chef des miliciens locaux aurait fait exécuter dans les années 1997 et 1998 des citoyens et imposé une véritable omerta au village. Des charniers ont été découverts, des cadavres ont été exhumés. L'affaire a été enterrée. Les clameurs de la réconciliation nationale, qui montent aujourd'hui comme une prière ardente à travers tout le pays, couvriront-elles les cris de ces victimes quand la charte de cette paix s'apprête à prescrire leur martyre sur la pierre tombale de leur sépulture ? Pari difficile dans une région qui n'a jamais connu que la violence, celle de la faim et celle des terroristes. Presque pas de végétation de part et d'autre d'une piste incertaine. Des montagnes ocres et pelées à perte de vue, vidées, coupées du monde. Au fur et à mesure que nous nous enfonçons au cœur des massifs, la circulation diminue. Notre assurance aussi. Premier relais humain dans ce désert, le nouveau village de Lahlef en amont du barrage de Gargar. Il a été reconstruit à l'identique pour le sauver des eaux en aval... comme Moïse, mais pas des griffes des groupes armés dont la “moussalaha” bat aujourd'hui le rappel. Ici, à Ammi Moussa, à Had Chekala, à Ramka, seriet El Houl a partout semé les graines de la terreur et de la peur. Même les figues de Barbarie, en bordure de route, pourrissent au soleil faute de mains pour les cueillir. Il nous faudra encore 13 km de lacets en montagne, pyschologiquement éprouvants, pour arriver enfin à Ramka. Sur le toit de l'Ouarsenis, tout près des nuages Nous sommes sur un méridien stratégique, à la limite exacte de trois wilayas : Tiaret, Tissemsilt et Chlef. C'est le choc. Une foule en colère entoure une voiture et gronde de toutes ses forces à l'adresse de ses occupants. Des insultes fusent. On se bouscule. L'émeute est évitée de justesse. Dans la rue principale du village, des gendarmes observent la scène sans bouger. Incident pas bien grave, des journalistes venus en reportage et qui ont eu toutes les peines du monde à écouter les uns et à se faire entendre des autres. Réaction bien naturelle des habitants qui pensent que la presse peut tout, ouvre tout, règle tout. Depuis le massacre collectif du douar El Khrerb en 1997tous les feux de l'actualité s'étaient braqués sur Remka. Inconnu la veille, le village était brusquement sorti de l'anonymat. Une fois l'émotion passée, il retombera aussitôt dans l'oubli. Ni caméras, ni flashs de photographes, le hameau, dès lors, n'intéressait plus personne, ne faisait courir personne. Alors, aujourd'hui que les feux de la rampe sont de nouveau allumés, les Remkaouis ont décidé d'élever la voix et de parler haut et fort de leur misère avant que la vague des bulletins de septembre n'emporte l'épave de leurs revendications. Ils ne veulent pas rater le coche. La “moussalaha” ? Personne n'est contre à Ramka Elle est même considérée ici comme secondaire car, ce qui importe pour l'instant, c'est le présent. Il urge. Les morts, que Dieu ait leur âme. Mais les rescapés, les miraculés de la tragédie doivent vivre. Coûte que coûte. Même au prix de l'oubli. Beaucoup d'entre eux ont choisi l'exil. Certains sont partis sans laisser d'adresse. Mais ceux qui sont restés refusent de mourir deux fois. Le teint couperosé malgré l'impitoyable soleil de ce mois d'août, encore bon pied, bon œil, Belarbi, un fellah, un Ouraghi pur et dur, le dit de manière truculente : “Nous ne sommes pas opposés à la “moussalaha”, bien au contraire. Nous sommes même prêts à la fêter avec du couscous et des youyous. Contre un peuple uni, même Bush est impuissant. Mais nous voulons aussi que l'Etat se penche sur nos problèmes. Tout ce qui bouge dans cette baladia a été atteint directement ou indirectement par le terrorisme, qu'il soit petit ou grand. Nous avons tous été touchés. Regardez dans quelles conditions nous vivons !” Houari Hirèche, un jeune bûcheron de 20 ans, qui écoutait la discussion, s'approche de nous et précise : “Savez-vous que nous avons un centre de santé mais sans médecin permanent ?” Amar, le coordinateur de l'association des victimes du terrorisme, nuance les propos de son cadet : “Il y en a un qui vient de Oued Rhiou assez régulièrement”. Hirèche n'en démord pas : “Il passe deux ou trois visites et le reste du temps il l'occupe au café. Une femme de 40 ans est morte il y a une semaine. Elle était enceinte et faute de soins sur place, elle a été transférée à l'hôpital de Chlef où elle est décédée. En plus, c'est la voiture de la commune qui nous sert parfois d'ambulance.” On n'a pas de lycée, le plus près est à Ammi Moussa et ça coûte 60 DA le transport par jour. L'eau n'arrive qu'une à deux fois par semaine et coule une demi-heure seulement. Ceux qui ont de l'argent peuvent se payer des citernes à 700 DA, mais ce n'est pas le cas pour tout le monde. Tout cela serait peut-être supportable si nos droits étaient assurés. J'ai été blessé par les terroristes, le 13 avril 2005, alors que je coupais du bois dans la forêt de Ouled Sidi Yahia. Mes deux compagnons, dont l'un est originaire de Médéa, sont morts sur le coup. La brigade de gendarmerie a le dossier. À ce jour, je n'ai pas reçu la moindre indemnité. De la tribu des Hirèche, il ne reste actuellement que deux familles. On nous parle de réconciliation nationale. D‘accord. Mais dans cette affaire, qui va nous réconcilier avec nos droits ? Vous avez une réponse ?” La même litanie, les mêmes plaintes reviennent dans la bouche de chaque habitant que nous avons approché. Comme une leçon bien apprise, un exercice bien rodé : pas de travail, pas de loisirs, pas de médicaments, pas de dentiste, pas de logement. Et pourtant, à chaque fois que nous réorientons la discussion sur la “moussalaha”, les visages restent neutres, certains même se dérident. Aucune haine, aucune rancœur, aucun esprit de vengeance Ce qui est fait est fait. Il y a longtemps que l'amertume a cédé la place à l'espoir. Mais lequel ? Celui des promesses non tenues, derrière lesquelles on court comme on court derrière une chimère, un rêve jamais accompli, toujours éclaté, ou celui des campagnes électorales vite dissolues dès le lendemain du scrutin ? L'histoire de Kessari, un adolescent de dix-sept ans à peine, renseigne, au-delà de sa cruauté, sur l'immense générosité d'un peuple meurtri mais capable de pardonner. “En 1996, mon oncle alors âgé de 55 ans a été surpris dans un faux barrage au niveau du pont de l'oued El H'ma. Il était 17h, et il ramenait aux Patriotes une bouteille de gaz. Il a été exécuté sur-le-champ sans même savoir pourquoi. Il laisse sept garçons et filles, sept orphelins. Alors, pour ce qui est du “solh”, je ne peux que l'accepter parce que j'ai envie que le pays vive comme avant, dans la paix et dans la tranquillité. J'ai envie que les gens n'aient plus peur, j'ai envie que tout cela cesse.” Un Patriote fend alors la foule, pressée autour de nous, et prend la parole d'autorité, comme pour affirmer la suprématie de son point de vue. Il a 40 ans environ, se nomme Mohamed Arif, et apparemment garde un bon moral et un tonus à toute épreuve. Et pourtant, il a été menacé à plusieurs reprises par les barbus qui ne se sont pas gênés pour lui voler un tracteur en 1996. Et le comble, il n'a pas été payé pendant des années. Il y a quatre mois environ, les choses ont commencé à se régler. “De toutes les façons, nous n'avons pas le choix ; ou nous acceptons la réconciliation ou nous continuerons à vivoter et à survivre comme on le fait maintenant. C'est pour cette raison que nous adhérons à la démarche du raïs. Moi, je dis “tahia el moussalaha”.”Une fois la paix revenue cela signifie que la plupart des paysans des douars avoisinants, qui ont provisoirement trouvé refuge ici, retourneront à leurs terres et à leur élevage. Donc un peu plus de richesses pour la commune, un peu moins de tension pour le chef-lieu en ce qui concerne, par exemple, le travail, les services ou le logement. C'est comme ça que je vois les choses. La “moussalaha” n'est “pas une suite de revendications. Mais c'est vrai que d'un autre côté, nous sommes une région très pauvre, très isolée et nous manquons de tout. Il faudra penser à cela aussi”. Un jeune homme encore imberbe et poussé de toute évidence par ses camarades nous lancera ce message, comme un naufragé lance une bouteille à la mer : “Je ne sais pas à qui vous allez faire votre rapport, mais dites-leur de venir nous voir. Dites-leur que nous sommes un cimetière pour jeunes. On n'a même pas un stade pour jouer au ballon. La moussalaha est certainement une bonne chose pour le pays, mais il ne faut pas nous oublier quand le moment viendra pour faire la fête...” Même les gamins qui, sous d'autres cieux, ont d'autres chats à fouetter se sentent impliqués dans le drame multidimensionnel qui touche leur village. L'un d'eux, sans doute le plus téméraire, nous tirera par la main pour nous signaler que Ramka n'a ni station, ni pompe d'essence... En fait, elle n'a pas grand-chose à offrir, sinon la certitude de mourir d'ennui ou... de mort violente ! Larbi Mesbah, lui, a failli mourir de chagrin. L'homme parle sans passion, sans accent, de revanche. Il cache très mal sa peine. Elle est récente. En 2004, son neveu, un berger de 20 ans, a sauté sur une bombe piégée. Il sera déchiqueté. “En plus, c'était un orphelin. Vous êtes venus pour la moussalaha monsieur je peux vous dire que tout le village est pour. Mais nous, les survivants, y a-t-on pensé ? A-t-on prévu quelque chose pour eux ?” “Comme les logements”, soufflera un citoyen dans notre oreille. Djillali Kebir est né en 1948. Il est gravement traumatisé depuis que les groupes armés ont enlevé son frère. Il n'a jamais su ce qu'il était devenu. “Ils m'ont pris 60 bêtes, deux fusils de chasse et une voiture bâchée. Venez voir où j'habite près du pont, un deux-pièces pour 8 enfants, sans compter leurs parents. Alors mon frère, quand vous me posez la question de la moussalaha, je ne peux pas vous dire non. Je suis pour et j'applaudis, mais ce n'est pas ma priorité”. Le coordinateur de la section des victimes du terrorisme nous fait signe du coude pour nous mettre en garde contre le “politiquement incorrect” du discours de son voisin. Curieusement, il a le même problème de logement sauf que lui insistera pour nous faire visiter sa demeure et rendre compte ainsi à qui de droit... D'ailleurs, nous nous ferons courtoisement interpeller à la fin de notre reportage par des gendarmes, au beau milieu de la foule. Ordre de mission, carte de presse… La moussalaha a de beaux jours devant elle... M. M.