Depuis 1970, et durant de longues années, nous avons beaucoup fréquenté le milieu de la presse. Les journalistes ont toujours été nos amis. Travaillant dans le même quartier d'Alger, nous nous rencontrions souvent sur nos lieux de travail. Cela était d'autant plus aisé qu'à l'époque les journaux étaient fort peu nombreux. El Moudjahid et Algérie actualité étaient logés rue de la Liberté, l'APS au boulevard Che Guevara, Révolution Africaine et la Cinémathèque algérienne à la rue Larbi Ben M'hidi. Entre ces lieux, de nombreux espaces de convivialité nous permettaient de nous retrouver pour la troisième mi-temps et les discussions étaient interminables… La majorité de nos amis journalistes étaient polyvalents. Ils pouvaient intervenir dans toutes les rubriques, traiter de tous les sujets avec, cependant, une préférence pour la culture. Nous n'oublierons jamais leurs réponses lorsque nous les félicitions pour leur intelligence, leur habileté à l'écriture, leur capacité à contourner ou détourner la censure. Ils nous répondaient souvent, à la fois blasés et angoissés : “Mais Boudj, attends, il n'y a que toi qui nous lis, il n'y a que toi qui nous suis de près ! Les autres ne nous lisent pas. Ils n'ont pas confiance en nous parce que nous travaillons dans des journaux du parti unique et de l'Etat, donc orientés et contrôlés.” Nous, qui nous essayons aujourd'hui à l'écriture dans des conditions bien sûr différentes, la censure ayant apparemment disparu et les journaux étant plus nombreux, ressentons tout de même ces angoisses et appréhensions. Des années plus tard, les mêmes interrogations nous taraudent l'esprit : Sommes-nous lu ? Qui nous lit ? Comment nos textes sont-ils reçus ? Les lecteurs suivent-ils nos pensées ? Sommes-nous compris et crédibles ? Dans une discussion avec une amie cinéaste, il y a quelques jours, ce sujet étant revenu sur la table, elle nous a affirmé qu'elle vivait les mêmes préoccupations, se posait les mêmes questions à la sortie de chacun de ses films. Elle a terminé en nous disant, pour nous tranquilliser sans doute, que l'essentiel, le fondamental, était le rapport à soi-même, son propre rapport au travail, à la sincérité, à l'honnêteté. Le message que nous a fait parvenir un ami, perdu de vue depuis fort longtemps, conforte ce sentiment naissant de tranquillité et de paix. Sa lettre, en réalité un email, outre le plaisir des “retrouvailles”, nous redonne confiance et efface ce sentiment insupportable d'écrire pour rien et pour personne. Son courrier nous rappelle les fameuses “explications de texte” du lycée, que nous ne prenions pas très au sérieux, malheureusement. Nous aimerions, en le publiant, avec son accord bien sûr, partager avec nos lecteurs tous ces sentiments complexes et mêlés. L'intelligence de son texte, la profondeur de son analyse, la qualité de son écriture nous ont particulièrement touché. Voici ce qu'il écrit : “Salut, mon cher Boudj, C'est toujours avec bonheur que je lis tes billets. Même quand je suis loin d'Algérie, comme c'est le cas, je lis la presse sur internet. A propos de “Douce et salée”, l'intitulé de ton billet donne du réel à l'image. Oui, mon cher ami, l'Algérie est devenue “douce et salée”. Les succulentes anecdotes de tes amies rapportent bien la folie des temps. Il ne manquait plus à la première que de voir le superbe véhicule se métamorphoser en engin amphibie au grand dam de ceux qui ont pris leur premier bain dans le bus de banlieue. En outre, mon bon ami, en esthète généreux tu parviens toujours à partager cet espoir si souvent fragilisé quand l'ignorance, le mépris et la haine viennent le contrarier. Mais, bien sûr, tu as raison, “[la] majesté, la précision [des] formes et la grâce du corps de la femme” échapperont toujours à l'agression des contempteurs hypocrites de la beauté de la femme. Malmenée (ou le pense-t-on), elle s'installe dans sa splendeur dans la mémoire et s'érige sans peine en rivale invincible de l'oubli. Enchaînée, elle subjugue les lois de la dynamique pour faire vibrer un cœur lointain. Drapée, même dans les textiles les plus épais, elle se faufile à travers la trame pour leur redonner l'élasticité qui sied. Et lorsque l'eau, ce divin élément, vient à la rencontre de cette créature du ciel, les lois de la nature retrouvent toutes leurs forces. Rien ni personne ne peut s'y opposer. Croire le contraire, c'est perpétuer le gâchis. Croire le contraire, c'est pécher. Mon cher Boudj, je t'embrasse et t'assure de mon infinie reconnaissance. Kader” À l'heure où nous écrivons ce texte, le téléphone sonne. Une étudiante d'une grande université parisienne, à la voix bien de chez nous, préparant un doctorat d'Etat sur le thème “La femme maghrébine dans la littérature et le cinéma”, nous dit textuellement : “Je ne quitterai pas Alger sans vous avoir rencontré, tant j'ai besoin de vos conseils pour mon travail.” Nous quitterons donc l'îlot quelques heures, sans regrets, pour une mission que nous espérons belle et utile. B. K.