Prenant acte de la possibilité d'intégrer désormais la critique comme élément important qui redonne sens au politique, il nous semblait important de la revisiter, en insistant sur son importance vitale pour toute société qui aspire à son émancipation politique. Partons de la définition donnée par Foucault : "La critique, c'est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d'interroger la vérité et ses effets de pouvoir, et le pouvoir sur ses discours de vérité. La critique serait l'art de l'inservitude volontaire, de l'indocilité réfléchie. La critique aurait essentiellement pour fonction le désassujettissement dans le jeu, dans ce qu'on va appeler d'un mot la politique de vérité" (Foucault, 1990). La critique est indissociable du décryptage fin, rigoureux et sans concessions des "régimes de vérités" (Foucault, 1990) produits dans le champ social, culturel, politique, économique. La personne déployant une posture critique est la négation du sujet obéissant, s'accommodant de tout discours, acceptant la soumission pour reproduire à l'identique et dans la passivité l'ordre social et politique. La critique ne prend donc pas pour argent comptant ce qui lui est dicté, imposé par les différents pouvoirs quels qu'ils soient et quels que soient les lieux où ils sont situés. Pour autant, la critique se présente comme l'antithèse de la dénonciation aveugle et polémique, orpheline d'informations fiables. Contrairement aux idées reçues et à un a priori réducteur, la critique rigoureuse est un affrontement continu avec soi-même, mobilisant sans cesse les remises en question et l'autocritique. Il est donc réducteur de présenter la critique comme un exercice facile et paresseux qui serait l'apanage de toutes les personnes tentées par le complot ou la polémique. La critique ne s'inscrit pas sur ce terrain mouvant, fragile, peu intéressant, effaçant le débat contradictoire sérieux et profond. Cette posture va à l'encontre même des vertus et de la noblesse de ce que recouvre le mot critique. Par exemple, le terme de citoyenneté évoquée de façon inconsidérée, réductrice et simpliste par les différents pouvoirs et les acteurs de la société ("Nous sommes tous des citoyens"), a été important dans nos recherches (Mebtoul, 2018). Nous avons donc tenté de façon critique de démontrer empiriquement la non-reconnaissance sociale et politique de la citoyenneté en Algérie, étant antinomique avec le statu quo ("restons les mêmes") imposé dans une logique de continuité politique, sans aucune possibilité de construire un nouveau champ politique démocratique. Celui-ci est indissociable de la citoyenneté qui donne la possibilité aux personnes de s'insurger pacifiquement dans l'espace public défini comme un "agir communicationnel" (Habermas, 1981). La critique contribue à rendre plus intelligible certains faits sociaux et politiques. Elle apporte de la lumière. De par sa distance nécessaire avec les données analysées, elle clarifie les enjeux sociaux et politiques. La force de la critique vient précisément de sa capacité à décrypter finement certaines décisions politiques, d'une apparence normale et évidente a priori. Elle dévoile librement ce qui est de l'ordre du caché, de l'opaque, du secret et des non-dits dans les différentes sphères de la vie sociale et politique. La critique est un incessant travail sur soi et sur les différents pans de la réalité quotidienne. Le questionnement est incessant. Il s'oppose aux réponses rapides, toutes faites, fabriquées dans le souci de plaire ou se de rendre "utile" ou en faisant tout pour devenir un bon courtier du pouvoir. C'est précisément le questionnement permanent, aux aguets, toujours en alerte, qui peut nous permettre de ne jamais abdiquer face aux certitudes présentées comme des vérités politiques inaliénables. Faire l'éloge de la critique, c'est s'armer "d'un moi cognitif", selon la belle expression de l'anthropologue français Maurice Godelier. Il le définit de la façon suivante : "Le moi cognitif qu'il faut construire est un moi d'ouverture, qui est aussi éthique, en requiert une conscience politique. C'est un moi d'analyse, de construction de sens, et même de reconstruction de sens, parce que ce que l'on apprend à l'université, les outils qu'on acquiert, restent abstraits, voire purement idéologique" (Godelier, in : Caratini, 2012). La critique est un dépassement de schémas codés qui s'apparentent à des visions simplistes, jamais renouvelées, fonctionnant comme un absolu irréfutable, intégrant inconsciemment la pensée unique. Pour la philosophe allemande Hannah Arrendt (2002), dans les systèmes totalitaires, "une seule idée", "suffit à tout expliquer, ordonner et légitimer". La critique est au contraire d'une richesse insoupçonnable. Elle intègre la pluralité des vérités. Elle met fin à une sorte de foi idéologique et mystificatrice, cloisonnée dans la conviction unique perçue comme totalisante. La critique déconstruit le sens des affirmations dogmatiques, des arguments d'autorité qui apparaissent comme le chemin de traverse pour intégrer ou renforcer le pouvoir. La critique pertinente, profonde et rigoureuse implique nécessairement la liberté de pensée. Celle-ci est décisive, incontournable et impérative pour accéder à la décrispation de la société, lui donnant une âme puissante, diversifiée et riche de sens. Le contre-pouvoir devient un non-sens quand il fonctionne de façon artificielle, dans le faire-valoir et le faire-semblant, "tuant" la critique pour s'enfoncer dans la reprise mécanique des slogans du pouvoir. Il est illusoire et faux d'évoquer dans des conditions d'allégeance le mot contre-pouvoir. Celui-ci ne peut retrouver sa prestance, sa crédibilité, sa légitimité populaire, son ancrage réel et non fictif dans la société, que par la mobilisation de la critique libre et autonome, seule à même de lui donner une substance historique réelle.
Par : Mohamed MEBTOUL (*)
(*) Sociologue (*) Références bibliographiques Arendt H., 2002, Les origines du totalitarisme, Gallimard. Caratini S. 2012, Les non-dits de l'anthropologie, suivi de dialogue avec Maurice Godelier, Paris, éditions Thierry Marchaisse. Foucault M., 1990, Qu'est-ce que la critique ?, Bulletin de la société française de philosophie, 4e année, n°2, avril-juin. Habermas J., 1981, Théorie de l'agir communicationnel, Tome 1, Paris, Fayard. Mebtoul M., 2018, Algérie. La citoyenneté impossible, Alger, Koukou.