Tout en estimant que la mise en place d'une stratégie globale de gouvernance d'internet est toujours compromise par l'absence inexpliquée d'une loi sur le numérique, l'enseignant-chercheur à l'Université de Bab Ezzouar (USTHB) d'Alger soutient que la crise sanitaire pourrait obliger le gouvernement à changer son approche sur l'utilisation des technologies digitales "dans l'exercice de son pouvoir". Liberté : La crise sanitaire expose au grand jour la vulnérabilité de l'Algérie en matière de nouvelles technologies et son impact dans la gestion de la crise. Qu'en pensez-vous ? Farid Farah : Depuis plus de deux mois, le monde subit une paralysie multidimensionnelle suite à la crise sanitaire. Les citoyens sont confrontés à des restrictions dans la façon qu'ils ont de mener leur vie, coupés de leurs proches et leurs moyens de subsistance sont menacés. En Algérie, le gouvernement se heurte à d'énormes défis en essayant de projeter et de planifier l'ampleur de la crise, dans le but de sauver des vies humaines. En effet, depuis le début de l'épidémie de coronavirus, nombre de ministères s'interrogent sur les décisions qu'elles doivent prendre face à la crise du Covid-19. Car, au-delà du drame sanitaire, un drame économique pourrait survenir. Le volume consistant en des mesures prises par le gouvernement était, malheureusement, amputé du paramètre numérique. Les rares acteurs du digital ne seront pas là pour donner un coup d'accélérateur à une économie au ralenti, fortement impactée par la chute du prix du pétrole et la crise des industries, des commerces et des secteurs du tourisme, de l'hôtellerie et du transport aérien. Mais alors, que faire ? Face aux multiples conséquences de la maladie du Covid-19, le recours au digital est le plus grand défi du gouvernement pour comprendre et agir. Et afin que le processus de décision se réalise dans les temps, il devra être alimenté, en temps réel, par des données collectées des nœuds des réseaux des systèmes d'information de l'ensemble des départements impactés par la crise du coronavirus. Cependant, le gouvernement ne parvient toujours pas à créer un système national de partage de données qui pourrait aider les membres de l'Exécutif à prendre les décisions adéquates. La chaîne d'approvisionnement en est un exemple pour montrer l'importance du digital dans la gestion des crises. Dans des circonstances normales, il existe des moyens de gérer la demande pour que la chaîne d'approvisionnement fonctionne normalement. Pendant l'épidémie de coronavirus, cependant, la demande a changé de façon imprévisible. Par exemple, il était certainement prévisible d'augmenter considérablement la demande de fournitures médicales, mais seulement après l'existence de la pandémie. Mais d'autres articles très demandés, comme la semoule et la farine, n'étaient pas quelque chose que nous pouvions prévoir. Tandis que la demande de désinfectant pour les mains était prévisible, une fois que les directives ont suggéré son utilisation. La chaîne d'approvisionnement doit donc fonctionner convenablement pour que les produits soient livrés en quantité suffisante au moment opportun. Le moindre risque de rupture peut entraîner des pénuries de plusieurs produits. Pour éviter un tel scénario, les technologies du numérique constituent une solution incontournable dans la mesure où elles donnent une vision plus large de ce qui va arriver à cette chaîne grâce à l'analyse en temps réel des données. La pandémie nous renvoie, donc, à nos faiblesses en termes de paysage digital. De quoi parle-t-on au juste ? La pandémie de Covid-19 est pleine de défis pour notre Exécutif. Force est de constater, d'ailleurs, que le retard dans la numérisation de notre société a rendu notre vie plus difficile, surtout en temps de crise. Cette difficulté concerne beaucoup plus la manière avec laquelle nous utilisons la technologie pour surmonter l'isolement social causé par le confinement. Le recours au télétravail s'est fait un peu précipitamment, avec des risques de charge réseau imprévue, sans parler des problèmes de bande passante et de sécurité. Il faut savoir que lorsque le télétravailleur utilise son propre ordinateur pour accéder aux bases de données de son entreprise, il augmente le risque d'une cyberattaque. Les hackers peuvent accéder à sa machine via une faille de sécurité et peuvent donc rentrer dans les systèmes de son entreprise. Il est également nécessaire de vérifier si les réseaux d'accès des opérateurs utilisés par les télétravailleurs répondent ou non à une certification internationale appropriée au travail à domicile. L'absence d'une stratégie de déploiement massif du e-learning constitue également un manquement relevé dans cette période de crise. En effet, les activités liées à l'enseignement du secteur éducatif et celui de l'enseignement supérieur sont à l'arrêt total à cause des mesures de prévention de distanciation sociale. Les responsables de ces secteurs se sont précipités pour demander aux enseignants d'utiliser des solutions de vidéoconférence telles que webex et zoom pour assurer la continuité des cours. C'est une solution pédagogique provisoire qui s'effectue dans des conditions défavorables. Nous n'avons pas d'écosystème capable de faire réussir le recours aux conférences téléphoniques pour accomplir une tâche de formation. Avec des réseaux d'opérateurs disposant d'une bande passante insuffisante et d'un fort temps de latence, nous ne pouvons pas réussir l'enseignement à distance via la téléconférence. Aussi, durant cette crise sanitaire, nous avons constaté que l'Exécutif trouve toujours des difficultés à identifier les personnes appartenant à la couche des défavorisées. En clair, l'Algérie ne dispose toujours pas d'un fichier digital national des personnes ayant droit à une aide sociale. Parmi les manquements digitaux dans la gestion de la crise du coronavirus figure également l'absence de l'usage de la finance numérique : l'adoption du paiement mobile pour limiter les échanges par billets qui pourraient favoriser la propagation du virus aurait été efficace dans la lutte. Ajouter à cela, le recours à la solution du portefeuille digital n'est toujours pas envisagé en Algérie. Côté santé, les opérateurs mobiles auraient pu aider les responsables de la santé publique à travers l'utilisation des données de localisation des téléphones pour le suivi des vecteurs d'infection au coronavirus... Au cours de cette crise sanitaire, le président de la République a insisté sur la transition numérique. A votre avis, par quoi devrait-on commencer en priorité ? La pandémie de Covid-19 nous a révélé que les technologies digitales s'imposent désormais dans le sillage des structures de prise de décisions stratégiques. Certes, la généralisation de ces technologies réduira fortement l'implication de l'être humain dans les processus économiques, mais la mutation est déjà annoncée dans le monde de la santé, la formation, le travail et le commerce. En premier lieu, il est nécessaire de lever l'ensemble des obstacles juridiques bloquant fortement le projet de la généralisation de l'application des techniques numériques dans la vie quotidienne des citoyens et surtout se préoccuper sérieusement de l'immobilisme des autorités constaté dans la gouvernance de l'internet. Le confinement a rendu internet plus fort que jamais. La connexion internet est devenue pour l'ensemble des confinés une sorte de cordon ombilical pour le monde réel. Les formats numériques de la totalité des activités multidimensionnelles quotidiennes des citoyens Algériens transitent par internet. C'est à ce titre donc que sa gouvernance devra devenir un sujet d'intérêt général dans le pays. Un compromis doit être trouvé entre le principe de neutralité de la Toile et la souveraineté numérique de l'Etat. Le gouvernement est appelé donc à s'assurer du bon fonctionnement des outils technologiques impliquées comme l'infrastructure des télécommunications et surtout à lever les obstacles qui freinent son évolution. Cependant, à ce jour, le gouvernement ne dispose toujours pas d'un mode de gouvernance d'internet. Les divers problèmes de création et régulation du contenu ne sont pas abordés. La mise en place d'une stratégie globale de gouvernance d'internet est toujours compromise par l'absence inexpliquée d'une loi sur le numérique. Cette situation a créé la confusion entre régulation des télécommunications et gouvernance d'internet. En résumé, l'écosystème du numérique se base sur deux paramètres : les infrastructures et la réglementation. Il est donc urgent d'investir dans les datacenters, le Cloud, le Big data, les télécoms cognitives et les plateformes des finances digitales, de l'administration électronique, du télétravail et du m-learning. Comment peut-on résumer alors le rôle ou l'apport des nouvelles technologies lors de cette période de confinement ou de semi-confinement ? Le confinement a montré que le citoyen, via son smartphone, est devenu totalement dépendant du numérique. Le Covid-19 est la première pandémie de l'histoire de l'humanité où la technologie et les médias sociaux sont utilisés à grande échelle pour garder les gens en sécurité, productifs et connectés tout en étant séparés physiquement. Du point de vue technologique, cette pandémie a concentré l'attention du monde sur la façon dont nous surmontons l'isolement social en utilisant la technologie, ainsi que sur la façon dont elle contribue à réduire l'ampleur de la tragédie et à sauver des vies. Le confinement a également montré que les technologies digitales ont sauvé le monde entier de l'effondrement total grâce au télétravail, la surveillance à distance des patients par le corps médical et l'enseignement en ligne. C'est pourquoi le coronavirus pourrait obliger le gouvernement du pays à changer son approche sur l'utilisation des technologies digitales dans l'exercice de son pouvoir. Entretien réalisé par : Nabila Saïdoun