Les propos du chef d'état-major sont-ils un avertissement, voire un défi, à la classe politique pour qu'elle prenne ses responsabilités face à un éventuel retour en force des islamistes ? Le chef d'état-major de l'Armée nationale populaire (ANP), le général de corps d'armée, Mohamed Lamari, a lancé un véritable pavé dans la mare dans son entretien avec l'hebdomadaire français Le Point. Il a non seulement affirmé que l'ANP ne s'immiscera pas dans la prochaine élection présidentielle, mais qu'elle ne s'opposera pas à une éventuelle élection d'un chef d'Etat islamiste. “Ce n'est pas à l'ANP de faire les présidents. L'année prochaine, l'institution militaire reconnaîtra le Président élu même s'il est issu du courant islamiste”, a répondu M. Lamari à une question sur un éventuel soutien de l'armée à Abdelaziz Bouteflika pour un second mandat. Cette déclaration inédite, qui obéit certes à la volonté exprimée publiquement par l'institution militaire depuis quelques années de se retirer définitivement du champ politique, appelle néanmoins quelques interrogations. Le danger islamo-intégriste est-il définitivement écarté au point que l'armée puisse envisager de rester en retrait d'une échéance aussi capitale pour l'avenir du pays ? Le chef d'état-major semble en être convaincu. “En 1992, nous étions face à un choix très simple : soit assister à l'instauration d'un régime théocratique totalitaire à l'image de celui qui s'est installé en Afghanistan quelques années plus tard, soit sauver les institutions républicaines, ce que nous avons fait”, explique-t-il. Le général Lamari reconnaît ensuite, en des termes à peine voilés, que l'armée a apporté sa caution à l'élection de Liamine Zeroual. “Lorsque Liamine Zeroual a été élu, on a vu en lui l'officier avant le Président. Lorsqu'il a décidé que sa mission était terminée, il a passé le relais à un homme politique élu, M. Bouteflika. Depuis, nous sommes revenus à notre mission constitutionnelle, ni plus ni moins”, dit-il. À moins que les propos du chef d'état-major soient en vérité un avertissement, voire même un défi, à la classe politique pour qu'elle prenne ses responsabilités face à un éventuel retour en force des islamistes. Décodé, le message du général Lamari pourrait vouloir dire ceci : “Ne comptez plus sur l'armée pour vous débarrasser une nouvelle fois des islamistes, elle a déjà fort à faire avec la lutte contre le terrorisme”. Il pourrait vouloir dire également que l'institution militaire ne cautionnera pas un deuxième mandat de l'actuel locataire du palais d'El-Mouradia, si tant qu'on peut classer Abdelaziz Bouteflika en dehors du courant islamiste. En revanche, Mohamed Lamari a, encore une fois, démenti l'existence d'“antagonismes entre le Président Bouteflika et l'armée”, allant jusqu'à démentir un article récent du Canard enchaîné qui avait fait état d'une brouille entre le Président et l'armée. Il est vrai que c'est devenu un lieu commun que les responsables de l'armée et le chef de l'Etat récusent “les spéculations sur une prétendue rupture entre le président de la République et l'ANP”. Le chef d'état-major reconnaît que le terrorisme, même sérieusement affaibli, va encore frapper, écartant ainsi d'un revers de la main la fameuse thèse du terrorisme “résiduel” d'Ahmed Ouyahia au temps où il était chef du gouvernement. Au passage, le général Lamari affirme qu'il reste un millier de terroristes armés sur les 27 000 que comptaient les groupes armés au début du terrorisme. Ce qui voudrait dire que les capacités de nuisance des groupes armés islamistes restent encore intactes. Le général Lamari lui-même le reconnaît clairement. “Nous ne disons pas que nous avons gagné, mais nous avons brisé leur colonne vertébrale. Nous n'avons jamais dit qu'il n'y aurait plus d'assassinats, il y en a eu, il y en a, il y en aura”, a-t-il affirmé. “Cette guerre a fait 52 000 morts…”, a-t-il ajouté. Le bilan avancé par le général Lamari est différent des chiffres officiels révélés en 1999 par le président de la République qui avait évoqué, alors, un bilan de 100 000 morts à moins que ce chiffre n'inclue pas le nombre de terroristes abattus. Il y a lieu de relever également l'usage du mot “guerre” pour qualifier la confrontation avec les terroristes. Le recours à cette terminologie semble refléter la détermination de l'armée à éliminer tous les groupes armés encore en activité, en leur menant “une guerre” sans merci. En témoigne la multiplication des opérations de ratissage de grande envergure menées ces derniers jours contre des fiefs du GSPC et du GIA. Une terminologie qui n'avait pas été utilisée jusqu'ici. M. Lamari emboîte ainsi le pas au ministre de l'Intérieur, Yazid Zerhouni, qui avait affirmé, la semaine dernière, à l'Assemblée nationale : “Nous sommes en état de guerre.” Concernant le mutisme observé par l'institution militaire après l'embuscade meurtrière qui avait coûté la vie, le 4 janvier dernier, à une cinquantaine de militaires dans la région de Batna, le général Lamari rétorque : “Parce que la seule réaction qui convient, c'est l'action. Dès que ces assassinats sont survenus, nous avons poursuivi ceux qui les ont commis. Les premiers assaillants ont été tués, d'autres arrêtés.” Non satisfait, le journaliste du Point revient à la charge, faisant remarquer au patron de l'ANP que “ces précisions sont un peu courtes”, Mohamed Lamari, visiblement irrité, répond sur un ton sec : “Pourquoi en donnerais-je d'autres ? Pourquoi satisfaire ces petits cercles d'opposants bien connus ?” Et d'ajouter : “Non, je n'entrerai pas dans les luttes partisanes visant l'institution militaire ou ses généraux, ceux qui ont sauvé la République.” Aussi, lorsque le journaliste lui dit qu'il “aurait manipulé certaines entités terroristes et serait ainsi responsable de la mort de milliers d'Algériens”, le patron de l'ANP, visiblement excédé une nouvelle fois, rétorque : “Vous évoquez la fameuse question : “qui tue qui ?”, il s'agit d'attaques insupportables visant à toucher notre honneur d'officiers en prétendant que nous aurions massacré nos propres concitoyens pour accroître les tensions.” Et d'ajouter : “On a atteint le délire quand on a dit qu'on m'aurait vu, avec mon adjoint, égorger des femmes et des enfants ! On prétend même engager des poursuites contre moi devant une juridiction internationale… Je m'en contrefous, l'essentiel étant que mon pays soit sauvé. Et advienne que pourra…” Le général Lamari bat ensuite en brèche les thèses des tenants du “qui tue qui?”. “Quand on nous accuse d'avoir manipulé le GIA, je réponds que nous n'aurions pu le faire que pour conduire ses membres à se massacrer entre eux. Je vous rappelle que tous les chefs du GIA ont été abattus, sauf un.” Il s'agit en fait de Abdelhak Layada, arrêté puis extradé du Maroc en 1993 vers l'Algérie où il a été jugé et condamné à la peine capitale. A. C. Les généraux sont-ils les maîtres de l'Algérie ? “Je défie quelque Chef de gouvernement…” Le général Lamari a opposé un “démenti formel” à ceux qui “prétendent” que ce sont les généraux, lui en premier, qui dirigent l'Algérie et en tirent les ficelles. Selon lui, ce sont les terroristes du FIS qui ont parlé les premiers de “cabinet noir”. “C'était de bonne guerre, mais aujourd'hui, ces accusations sont inacceptables”, dit-il. M. Lamari va encore plus loin pour démentir cette thèse : “Je défie quelque Chef de gouvernement, quelque ministre que ce soit d'affirmer publiquement qu'il aurait été sommé de faire telle ou telle chose.” Aussi, interrogé si les généraux ont accaparé les richesses de l'Algérie, notamment en prélevant des commissions occultes, il rétorque : “Qu'on m'apporte un semblant de preuve ! Nous ne sommes ni des voleurs, ni des tueurs. Si des généraux en retraite ont eu du succès, c'est leur problème.” “Avec les politiques français, il y a un problème” Le chef d'état-major de l'armée a révélé l'existence d'un problème avec les dirigeants politiques de la France qui n'ont pas voulu prêter assistance à l'Algérie dans la lutte antiterroriste. “Ils nous soumettent à un embargo de fait sur tous les moyens de lutte antiterroriste”, a-t-il affirmé. Après cette révélation de taille, l'on ne peut que s'interroger sur les résultats des incessants ballets diplomatiques entre Alger et Paris, surtout depuis la visite d'Etat en France, en juin 2000, du Président Bouteflika. Car, si sur les plans économique et culturel, les relations algéro-françaises sont en plein essor, la question se pose sur les raisons de cette réticence de la France à fournir les armes à l'Algérie pour l'aider à combattre le terrorisme. Interrogé s'il acceptait que Saddam Hussein vienne s'exiler en Algérie, le général Lamari a fourni une réponse énigmatique : “Si le président de la République le décide, on s'y résoudra.” A. C.