Abderrahmane El-Youssoufi était une des figures marquantes de la vie politique marocaine dont l'engagement remonte au début des années cinquante. Avec Mehdi Ben Barka et Abderrahim Bouabid, il formait le noyau du mouvement indépendantiste marocain. Une fois l'indépendance acquise, il devient un farouche opposant au roi Hassan II. Figure importante de la gauche marocaine, El-Youssoufi est devenu Premier ministre au soir du règne du monarque alaouite avant de se retirer de la vie politique en 2003. Driss Lachgar, secrétaire général de l'USFP (Union socialiste des forces populaires) évoque le parcours, le militantisme, la rigueur, les convictions et les luttes menées par celui qui passe non seulement pour une figure emblématique du Maroc, mais comme un grand partisan de la construction maghrébine qu'il n'aura pas, hélas, la chance de voir s'accomplir. Comme tous les personnages nés pour écrire l'Histoire, le natif de Tanger en 1924, titulaire d'un DES (diplôme d'enseignement supérieur) en droit et sciences politiques a tôt fait d'organiser la résistance contre le colonialisme en intégrant, dès sa prime jeunesse, le parti Istiqlal et en s'investissant dans la sensibilisation des masses ouvrières, autant dans son pays qu'au sein de l'immigration. "J'ai appris avec une profonde tristesse et une grande affliction le décès tragique du grand militant maghrébin, le maître Abderrahmane El-Youssoufi que Dieu ait son âme, après une longue vie politique qu'il a consacrée à défendre la classe ouvrière, les valeurs de la liberté et de la justice, portant ses convictions partout où il se rendait (…)", a réagi vendredi le président algérien, Abdelmadjid Tebboune. Homme de gauche, grand défenseur des libertés, impénitent nationaliste, Abderrahmane El-Youssoufi ne s'est pas contenté du rôle d'opposant pour imposer des réformes politiques et démocratiques dans son pays, ce qui ne manquera d'ailleurs pas de lui valoir quelques déboires avec la justice de la monarchie, au début des années 60, puis dans les années 1970, mais inscrira son combat dans la perspective de la construction maghrébine et de la libération de tous les peuples spoliés de leur indépendance. C'est dans cette perspective qu'il joue un rôle de premier plan, avec d'autres figures non moins célèbres de la scène politique marocaine, à l'image du défunt Mehdi Ben Barka, enlevé et assassiné en France en 1965, ou encore Abderrahim Benabid, dans la conférence de Tanger en 1958. Cette année-là, les représentants des trois pays maghrébins proclamèrent leur "foi dans l'unité maghrébine" et leur "volonté de la réaliser dès que les conditions s'y prêteront, c'est-à-dire quand les forces françaises et étrangères auront évacué leurs bases de Tunisie et au Maroc et quand l'Algérie sera devenue indépendante". Mais l'idée et le rêve, si nobles, seront plombés quelques années plus tard, comme il le déplore lui-même dans un entretien exclusif accordé à Liberté, en septembre 2002, quelques semaines seulement avant son départ du Premier ministère. À la question de savoir pourquoi les dirigeants, particulièrement algériens et marocains ne se parlaient presque plus alors qu'ils travaillaient en commun durant la période coloniale, El-Youssoufi pointait du doigt la "divergence d'analyses" entre dirigeants, en racontant une anecdote sur l'ancien président du GPRA, Ferhat Abbas, représentant algérien à la conférence de Tanger, en compagnie d'Abdelhamid Mehri et de Boussouf. "Je crois que c'est dû aux analyses des dirigeants. En ces temps-là, il fallait s'unir pour bouter le colonialisme dehors. Lorsque chacun a pris son pré carré, les analyses ont changé. On s'approchait de l'indépendance de l'Algérie lorsque j'avais demandé à Ferhat Abbas s'il n'était pas temps de penser à l'édification du Grand Maghreb parce que nous ne ferons pas le poids face à l'Europe, il m'a dit : ‘Mon fils, même sous le colonialisme, l'Etat marocain avait son drapeau, vous avez un makhzen. Nous avons subi un colonialisme qui a voulu tout effacer. L'Algérie a besoin de temps avant de réfléchir à créer le Maghreb uni'". S'il partageait le point de vue de Ferhat Abbas et qu'il le respectait, El-Youssoufi redoutait, avouait-il, qu'il y ait "d'autres analyses". "À l'indépendance, les pays du Maghreb ont opté pour des système politiques différents. En Tunisie, le Destour de Bourguiba a pris le pouvoir. Au Maroc, la monarchie a été restaurée alors que ceux qui avaient participé à sa libération sont passés à l'opposition et en Algérie, l'armée a pris le pouvoir, surtout au lendemain du 19 juin 1965. Il y avait donc des systèmes politiques différents et différenciés idéologiquement. Il y a eu des méfiances et des ambitions. Au lieu de penser à travailler en commun, à faire le Maghreb, à penser au développement commun, nous nous sommes figés sur des considérations de souveraineté, de compétition et d'hégémonie", disait-il avant d'évoquer la question sahraouie qui empoisonne, selon lui, les deux pays voisins, "sociologiquement identiques". Avocat du FLN Lié d'amitié avec de nombreuses figures historiques et dirigeants algériens, Abderrahmane El-Youssoufi dont le dernier séjour en Algérie, pays qu'il a visité à plusieurs reprises, remonte à 2015 lors des obsèques du défunt Hocine Aït Ahmed raconte comment, en 1965, il avait défendu l'ancien leader du FFS devant la Cour de sûreté de l'Etat. "Nous l'avons défendu et obtenu que cette peine soit commuée. L'Algérie perd aujourd'hui un de ses grands hommes", avait-il déclaré alors, la voix enrouée et sans doute sous le poids des ans à propos de celui qui passait comme un de ses meilleurs amis. Les deux leaders se lient d'amitié et d'un long compagnonnage politique depuis la guerre de Libération nationale. "Je l'ai mieux connu après, quand il a été arrêté par l'armée française et fait prisonnier avec les quatre autres dirigeants du FLN. J'ai pu grâce à mon métier d'avocat rendre visite à plusieurs reprises aux cinq détenus. Avec d'autres avocats, nous servions aussi de porteurs de messages entre les cinq détenus et les dirigeants du GPRA. Nous avons eu une relation d'amitié profonde", témoignait le leader marocain lors des funérailles de son compagnon algérien. "C'était le leader de l'Afrique du Nord le plus convaincu et fervent défenseur de l'Union du Maghreb… Personne, je dis bien personne, parmi les autres leaders maghrébins, n'a autant que lui cette foi et conviction profonde dans l'édification de l'Union du Maghreb. Hocine est un symbole pour tout le Maghreb, il nous quitte aujourd'hui en laissant le testament de l'édification de l'Union maghrébine. Je suis certain que son testament sera respecté et donnera jour à une action positive", ajoutait-il encore dans un témoignage à un quotidien algérien. Alors qu'il avait engagé de grandes réformes, après sa nomination en 1998 dans le gouvernement d'alternance, une première dans l'histoire de la monarchie qui voit arriver au pouvoir un parti d'opposition, Abderrahmane El-Youssoufi regrette, quelques années plus tard, qu'il n'ait pu se rendre durant cette période en Algérie pour booster les relations entre les deux pays voisins, parasités par la fermeture des frontières et le problème sahraoui. Parti sans que son rêve ne soit exaucé, celui d'un Maghreb uni, aujourd'hui confronté à divers aléas et vicissitudes, Abderrahmane El-Youssoufi, qui laisse un volumineux ouvrage autobiographique, Récits du passé, laisse derrière lui un capital militant et des idées dans lesquels les nouvelles générations du Maghreb sont appelées à prendre de la graine. "Pour honorer son âme, l'actuelle génération des jeunes du Grand Maghreb arabe se doit de poursuivre ses efforts inlassables pour réaliser ce rêve pour lequel a milité le défunt Abderrahmane El-Youssoufi aux côtés d'une élite d'hommes du Maghreb arabe", écrit Tebboune qui décrit l'homme comme un "homme d'Etat chevronné et un militant maghrébin exemplaire qui œuvre avec dévouement à jeter les passerelles de fraternité et de coopération entre les peuples maghrébins (…)". Karim Kebir Abderrahmane El-Youssoufi en quelques dates 1924 : Naissance à Tanger 1953 : Il participe à l'organisation de la résistance de l'armée de libération nationale 1959 : Il fonde avec Mehdi Ben Barka et Abderrahim Bouabid l'UNFP 1965 : Il s'exile à Paris après l'assassinat de Ben Barka. 1969-1975 : Condamné par contumace lors de deux procès à Marrakech pour complot. 1992 : Il succède à Bouabid à la tête du l'USFP. 1998 : Nommé Premier ministre du gouvernement de l'alternance avant de démissionner en 2003.