Dans le strict respect du secret des délibérations auquel il se sent tenu en sa qualité d'ancien membre du Comité de révision de la Constitution, Me Ouguergouz porte un regard critique sur la mouture du projet qui est soumise à "enrichissement". Liberté : En Algérie, les révisions sont très fréquentes au point que l'on a impression que chaque président veut sa propre constitution. Est-ce que cela est normal ? Fatsah Ouguergouz : Dans la vie constitutionnelle d'un pays, il n'y a pas de normalité ou d'anormalité. La révision partielle ou totale d'une Constitution peut parfois s'avérer nécessaire pour répondre à de nouvelles donnes politiques ou sociales. La révision doit être nécessaire et faite de manière réfléchie. Une Constitution doit posséder une certaine "masse critique" en termes de protection des droits fondamentaux de l'individu et de contre-pouvoirs ; mais elle doit surtout être effectivement appliquée et respectée. Sa mise en œuvre effective dépend de l'effectivité des institutions qu'elle prévoit. En Algérie, on ne peut pas vraiment parler d'instabilité constitutionnelle mais plutôt d'une ineffectivité de la loi fondamentale. Le nouveau président vous a invité à siéger dans le Comité d'experts chargé de formuler des propositions pour la révision de la Constitution censée poser les jalons d'une nouvelle Algérie. Connaissant votre adhésion aux revendications du hirak, pourquoi avez-vous accepté cette mission ? Quand le président du Comité d'experts m'a proposé de les rejoindre, j'ai d'abord hésité puis j'ai estimé qu'il fallait accorder une chance à ce processus et que ce comité pouvait s'avérer être une alternative possible à la convocation d'une assemblée constituante exigée par le hirak. La lettre de mission du président Abdelmadjid Tebboune autorisait en effet une certaine liberté de manœuvre au Comité. Le Président a proposé 7 grands axes de réflexion tout en précisant qu'il laissait la porte ouverte à d'autres propositions "allant dans le sens de l'approfondissement de l'Etat de droit […] de manière à répondre adéquatement aux préoccupations citoyennes exprimées notamment par le mouvement populaire." Nous avions donc toute latitude pour traduire les revendications essentielles du hirak dans le projet de Constitution. Mes anciens collègues et moi-même n'avons cependant pas fait la même lecture de notre mandat. L'exposé des motifs qui accompagne le projet de Constitution indique par exemple que le Comité aurait outrepassé sa mission s'il avait limité les pouvoirs du président de la République en instituant un chef de gouvernement avec un programme propre, en supprimant le tiers présidentiel dans la composition du Conseil de la nation ou en envisageant un régime parlementaire. J'estimais pour ma part qu'il revenait au Comité de décider de ces questions et de toutes les autres qui sont de nature à "permettre la rénovation des modes de gouvernance à tous les niveaux de responsabilité et particulièrement au niveau des plus hautes institutions de la République" comme indiqué dans notre lettre de mission. J'espérais donc que le Comité exploiterait au maximum les termes de son mandat. Vous avez démissionné avant même que le projet ne soit rendu public. Pourquoi ? Je ne souhaitais pas être associé à un projet ne contenant pas de véritables marqueurs de changement. Le Comité a procédé à un certain nombre d'amendements de la Constitution actuelle, dont il ne faut pas sous-estimer l'importance. Mais ces derniers ne touchent pas aux questions essentielles. A défaut de pouvoir joindre mes observations personnelles au rapport final, j'ai préféré démissionner plutôt que de taire mes convictions profondes. Le contenu du projet rendu public vous conforte-t-il dans votre choix ? Absolument. Je persiste à dire que ce projet s'inscrit dans la continuité de la Constitution actuelle et ne contient pas les changements majeurs qui permettraient à notre pays d'entrer dans une phase nouvelle de son existence. Ce projet ne contient pas les germes de l'Algérie nouvelle réclamée par le hirak et promise par le chef de l'Etat. Pourtant, des voix saluent des "changements majeurs" ? Certes, ce projet réalise des avancées significatives dans certains domaines. En matière de libertés individuelles, par exemple, en ce qui concerne notamment les libertés de réunion, de manifestation et d'association (articles 52, 53 et 57). Il renforce également le pouvoir de contrôle du parlement sur l'action du gouvernement. Le parlement pourra par exemple interpeler le gouvernement sur l'état d'application des lois (article 165). Le projet consacre également l'inamovibilité des juges (article 178) et l'obligation pour ceux-ci d'appliquer non seulement les lois mais également les traités internationaux ratifiés par l'Algérie et les décisions de la Cour constitutionnelle (article 177). Il autorise également les citoyens à présenter aux pouvoirs publics des pétitions sur des questions d'intérêt général ou des atteintes à leur droits fondamentaux (article 81) ; il interdit le cumul de fonctions publiques et d'activités privées (article 23), limite à deux le nombre de mandats parlementaires (article 127) et prévoit la publicité du rapport de la Cour des comptes (article 208). Justement que pensez-vous du fait que ce point si important soit éludé ? La lettre de mission invitait le Comité à "élargir son champ de réflexion à d'autres sujets relatifs au fonctionnement de nos institutions et de notre vie politique" aux fins d'approfondir l'Etat de droit. L'Etat de droit est une notion complexe mais sa composante essentielle est la légitimité du pouvoir. Alors que, formellement, le "peuple" algérien est "la source de tout pouvoir" (articles 7 et 8 de la Constitution), il existe en réalité une cohabitation très problématique entre un pouvoir formel (constitutionnalisé) et un pouvoir réel (non constitutionnalisé). Ce pouvoir politique, qui ne dit pas son nom, n'est soumis à aucune forme de contrôle ou de contre-pouvoir. Le préalable pour l'avènement d'une "nouvelle République" serait la consécration de la primauté du politique sur le militaire et du caractère civil de l'Etat algérien, qui est une des revendications majeures du hirak. L'ancrage juridique de ces deux principes dans la loi fondamentale me paraissait donc primordial car, selon moi, c'est là que réside la matrice de l'Algérie nouvelle. Pour mémoire, le Congrès de la Soumman du 20 août 1956, qui a posé les fondations de l'Etat algérien moderne, avait consacré ce principe de la primauté du politique sur le militaire. Pour marquer une véritable rupture avec la Constitution actuelle, le projet ne pouvait pas faire l'impasse sur cette question et aurait pu proposer que son article 1er proclame que "L'Algérie est un Etat civil, libre et démocratique. Elle est une République une et indivisible". Avec l'effondrement du système Bouteflika, la question de la relation entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil fait débat. Comment peut-on dépasser cette problématique ? La période qui a suivi la destitution du président Bouteflika a révélé au grand jour la prééminence des acteurs militaires sur les acteurs civils dans la gouvernance du pays. Le projet de Constitution n'aborde cependant pas cette question fondamentale des relations entre le pouvoir militaire et le pouvoir civil. L'article 30 du projet est calqué sur l'article 28 de la Constitution actuelle qui dispose que l'Armée nationale populaire a pour mission "la sauvegarde de l'indépendance nationale et la défense de la souveraineté nationale", ainsi que "la défense de l'unité et de l'intégrité territoriale du pays". Cette disposition ne confère aucun rôle à l'armée dans la gouvernance du pays et il aurait donc été souhaitable que le projet lève toute ambiguïté en la matière en consacrant la primauté du politique sur le militaire et le caractère civil de l'Etat comme l'a par exemple fait la Constitution tunisienne dans ses articles 2 et 49. Dans l'une de vos précédentes déclarations à Liberté, vous avez évoqué l'emprise du "conservatisme" sur les travaux du Comité d'experts. à quoi cela est dû, d'après-vous ? J'ignore les raisons qui ont conduit le Comité à faire preuve de conservatisme, voire d'autocensure, dans l'examen de certaines questions fondamentales. Il ne me paraît pas approprié de faire un procès d'intention à qui que ce soit. Ce projet n'est toutefois qu'une ébauche perfectible comme l'a indiqué le président de la République et j'espère que les propositions qui pourraient être faites dans le cadre de la consultation populaire seront effectivement prises en considération dans le texte final. Malgré les promesses du Président de s'écarter des superpouvoirs, mis à part, la création du poste de vice-président, les pouvoirs restent très concentrés entre ses mains. Quelle appréciation en faites-vous ? Ce que je peux d'emblée faire observer, c'est que contrairement à ce que suggère l'aide-mémoire qui accompagne le projet, les pouvoirs du président de la République n'ont pas été réduits. Ils ont plutôt été renforcés. Pour s'en convaincre, il faut lire le texte du projet de Constitution et pas seulement l'aide-mémoire. Sauf erreur de rédaction, l'article 146 du projet prévoit que le président de la République pourra désormais adopter des ordonnances non seulement en cas de vacance de l'Assemblée populaire nationale mais également "en cas d'urgence", urgence dont l'existence relèvera bien entendu de la seule appréciation du Président. Aux termes du projet, le président de la République conservera : le portefeuille de la défense et le pouvoir de nommer le chef de gouvernement et de mettre fin à ses fonctions (article 95), le pouvoir de nommer aux emplois civils et militaires de l'Etat, tels le premier président de la Cour suprême et le président du Conseil d'Etat (article 96), le pouvoir de dissoudre l'Assemblée populaire nationale (article 156), la totalité du pouvoir réglementaire (l'article 95 le prévoit maintenant expressément), le pouvoir de recourir au référendum (article 96), le pouvoir de désigner un tiers des membres du Conseil de la nation (article 126), la présidence du Conseil supérieur de la magistrature (article 187) et l'initiative d'une révision constitutionnelle (article 230). Le projet de révision ajoute à ses pouvoirs en lui conférant expressément le pouvoir de décider "de l'envoi de troupes à l'étranger" (article 95), de nommer à d'autres "organes de contrôle", tels que les "membres dirigeants des autorités de régulation" (article 96), le président de la Cour des comptes (articles 96 et 208 (4)) et celui de la toute nouvelle Cour constitutionnelle (article 194). Par ailleurs, la "consolidation de l'institution du chef de gouvernement" annoncée dans l'aide-mémoire ne trouve aucune traduction dans le projet de Constitution ; celui-ci n'opère en effet aucune redistribution des pouvoirs du président de la République en faveur du chef de Gouvernement, sauf en cas de cohabitation. Enfin, le projet confère au Président le pouvoir de désigner un "vice-Président" qui pourra terminer son mandat s'il venait à démissionner ou à décéder (articles 95 et 98). Ce dernier article, tel que modifié par corrigendum du Comité en date du 10 mai, confère un pouvoir exorbitant au Président dans la mesure où la personne ainsi désignée pourra présider le pays peut-être durant plusieurs années sans posséder la légitimité issue des urnes. Cela serait une grave entorse au principe cardinal de souveraineté populaire et la porte ouverte à la possibilité d'un véritable hold-up du pouvoir. Quelles sont les autres imperfections que votre regard d'expert y décèle ? Je peux notamment citer l'absence de la pleine égalité des citoyens résidant à l'étranger et de ceux résidant en Algérie en ce qui concerne les conditions à remplir pour être éligible à la présidence de la République (la condition de résidence permanente et exclusive en Algérie de dix ans a par exemple été maintenue), le maintien du délit de presse ou la faiblesse des droits de la personne arrêtée ou détenue et des garanties d'un procès équitable. Le projet aurait également pu assouplir les conditions de levée des immunités parlementaires, consacrer le devoir d'intégrité et d'impartialité des juges et la responsabilité des magistrats en cas de défaillance dans l'exercice de leurs fonctions, ou encore supprimer le tiers présidentiel dans la composition du Conseil de la nation.