Dans une tribune exclusive à Liberté, l'ancien chef de la diplomatie européenne appelle à sortir de la logique de la confrontation, pour faire prévaloir la voie de la coopération qui finira par marquer l'esprit de notre temps. Les dernières décennies ont été marquées par des événements qui, chacun à sa manière, ont dessiné le paysage géopolitique d'aujourd'hui. La dissolution il y a trois décennies de l'Union soviétique a entraîné la fin de la guerre froide, le 11 septembre a tragiquement inauguré une ère où les acteurs non étatiques jouent un plus grand rôle sur la scène internationale et, il y a environ dix ans, les pays européens ont plongé dans une crise de la dette souveraine, pendant que l'ensemble des économies de la planète se remettaient de la crise financière de 2008. Tout au long de ces décennies, la Chine a aussi évolué. Parallèlement aux événements cités, la révolte de Tiananmen a été durement réprimée, la Chine a adhéré à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), et une grande partie du mond s'est remise de la crise de 2008 grâce au plan de relance de plus d'un demi-billion de dollars approuvé par Pékin en 2009. En 2020, nous sommes confrontés à la pandémie du Covid-19 qui a, non seulement eu un impact terrible en termes de vies humaines, mais qui a également mis en échec le système économique mondial à la suite du dénommé "Grand confinement". La gravité du choc ne peut qu'être comparable à la Grande Dépression. Bien qu'il existe quelques échos du passé, la crise actuelle est fortement exceptionnelle. L'une des caractéristiques les plus significatives est que nous vivons la première crise mondiale avec une Chine nettement réinstaurée en tant que superpuissance. Le Covid-19 a intensifié des tensions géopolitiques qui se préparaient déjà et qui, d'une manière ou d'une autre, vont définir les décennies à venir. Les Etats-Unis et la Chine : un conflit de longue date Jusqu'à présent, le commerce a été l'objet principal des tensions entre Washington et Pékin. Une partie des plaintes des Etats-Unis sur le statut de la Chine au sein de l'OMC émane du fait que Pékin continue de déclarer être une économie en voie de développement pour obtenir les avantages liés à cette condition, bien que son PIB en parité de pouvoir d'achat ait dépassé celui de la puissance nord-américaine. La Chine souligne que son PIB par habitant est similaire à celui des autres puissances émergentes et se défend contre ceux qui l'accusent de se livrer à des pratiques incompatibles avec le cadre de l'OMC. Entre 2016 et 2019, Donald Trump a façonné la politique étrangère des Etats-Unis selon son célèbre slogan America First, et a amené le pays à adopter des mesures protectionnistes et de repli. De son côté, Xi Jinping s'est éloigné dans une certaine mesure de la traditionnelle prudence chinoise dans son action extérieure, par la promotion d'une plus grande projection internationale du pays et par l'introduction des politiques de plus en plus assertives. Le coup asséné par le coronavirus n'a fait que creuser un fossé qui existait déjà, en poussant les relations entre les deux pays vers une rivalité beaucoup plus rude. Aussi bien Trump que Xi ont certaines tendances à attiser les tensions. Tous deux jouissent d'un leadership personnaliste de plus en plus enraciné et sont tentés de détourner l'attention des problèmes domestiques. En Chine, des dizaines de millions de personnes se retrouvent au chômage pour la première fois depuis des lustres, souvent sans aucun réseau social pour les protéger. En février dernier, le régime a déjà été confronté à des revendications de liberté d'expression suite à la mort de Li Wenliang, un des premiers médecins à tirer la sonnette d'alarme sur le nouveau coronavirus. De leur côté, les Etats-Unis se retrouvent plongés dans l'agitation sociale suite à la mort de George Floyd, à laquelle vient s'ajouter le mécontentement dû à la mauvaise gestion de la pandémie et au chômage lié au confinement. En outre, l'élection présidentielle de novembre se profile à l'horizon, ce qui pourrait conduire le pays vers une polarisation encore plus marquée. L'Union européenne : un pôle d'attraction L'Union européenne tente de marquer son propre profil dans ce contexte de friction croissante, mais elle n'est pas à l'abri des défis internes. Le prochain cadre financier pluriannuel, le fonds de relance post-coronavirus et les distorsions sur le marché commun créées par les aides d'Etat comptent parmi les questions que l'Union européenne a sur la table. Pendant ce temps, le processus du Brexit suit son cours et il est urgent de parvenir à un accord sur les relations futures avec le Royaume-Uni avant la fin de l'année, date d'expiration de la période de transition. À l'heure où les Etats-Unis et la Chine donnent libre cours à leurs pulsions les plus compétitives, il est attendu qu'elles tentent d'élargir leurs zones d'influence, et d'attirer le reste des Etats vers des positions favorables à leurs intérêts et à leurs visions du monde. C'est là que doit se tenir la promesse d'établir une commission plus géopolitique et de renforcer le leadership européen au niveau international. À elle seule, pas même l'Allemagne ne peut rivaliser avec les Etats-Unis ou la Chine. Cependant, l'Union européenne dans son ensemble, surtout si elle est capable de développer une politique étrangère plus unifiée, peut facilement s'élever en tant que troisième pôle. Sa caractéristique distinctive devrait être celle d'offrir une alternative aux hostilités improductives et de trouver des synergies stratégiques avec les deux puissances, ainsi qu'avec tous ceux qui souhaiteraient s'y joindre. Ces synergies ne nécessitent pas un alignement complet, car une compatibilité des points de vue est suffisante. À titre d'exemple, malgré leurs différends, Pékin et Bruxelles trouvent des espaces de coopération dans leurs tentatives de sauver l'OMC. Après l'immobilisation de l'Organe d'appel par les Etats-Unis en empêchant de nommer de nouveaux juges, l'Union européenne, la Chine et quinze autres Etats qui font partie de l'OMC —parmi eux le Brésil, Singapour et la Corée du Sud— ont établi d'un commun accord un système intérimaire d'arbitrage. En même temps, et bien que Trump ait porté atteinte à la réputation du Gouvernement américain, les Etats-Unis doivent continuer à être un allié important pour l'Europe en matière de droits de l'Homme. Même dans les questions qui concernent la Chine, dont on distingue le traitement du collectif des Ouïghours et le statut juridique de Hongkong, Bruxelles doit essayer d'établir des narratives communes avec Washington et avec d'autres capitales, telles que Londres, Ottawa et Canberra. Au-delà de la concurrence entre les grandes puissances, il ne fait aucun doute que l'Union européenne doit aussi regarder vers le Sud. Les flux migratoires, les conflits en Libye et en Syrie, la question palestinienne et, par les temps qui courent, la grave crise économique causée par le Covid-19 comptent parmi les défis auxquels est confronté le bassin méditerranéen. Le changement climatique constitue également une menace très grave pour notre région. La température dans les pays sur les rives de la Méditerranée augmente de 20% de plus que la moyenne mondiale, et l'approvisionnement en eau douce est menacé pour 250 millions de personnes. Par conséquent, il est urgent de renforcer les liens de coopération méditerranéenne, en surmontant le prisme restrictif qui a été adopté pendant la crise migratoire. Les dangers de la démondialisation Des pays émergents comme l'Inde, le Brésil, et la Russie, sont confrontés à une pandémie hors de contrôle, avec des infrastructures sanitaires déficientes, et avec des millions de citoyens qui retomberont dans la pauvreté de laquelle ils sont sortis il y a relativement peu. Pendant ce temps, l'Argentine, la Zambie ou le Liban se rapprochent dangereusement de la faillite. Au Soudan du Sud et en Afghanistan, la famine est imminente. Sans doute le choc du Covid-19 est systémique et mondial, et peut avoir des effets particulièrement nocifs sur des pays avec des rentes moyennes et basses. C'est pour cela, entre plusieurs autres raisons, que défaire la mondialisation serait un terrible choix. Il est évident qu'il convient de repenser ses éléments, en particulier en ce qui a trait à la délocalisation totale de la fabrication de produits de première nécessité, comme les masques et les médicaments. Cependant, le Covid-19 n'a pas fait en sorte que les avantages comparatifs et la logique économique de la spécialisation disparaissent. Une démondialisation effrénée nous appauvrirait tous, et plus encore quand jamais au cours de notre histoire nous n'avons été aussi interdépendants.Le découplage des chaînes de valeur mondiales équivaut à nous tirer une balle dans le pied, comme le montre l'exemple britannique. Et, en marge de l'intérêt économique généralisé pour maintenir les flux commerciaux internationaux, les revendiquer représente une question d'équité. Rappelons-nous que plusieurs pays émergents et en voie de développement dépendent toujours de leurs exportations pour subsister. Relever des défis tels que les pandémies et le changement climatique, qui affectent l'humanité dans son ensemble, nécessite une coordination sans précédent. Heureusement, cette coordination devient évidente ces dernières semaines au niveau scientifique, mais aussi au niveau des entreprises et des citoyens. De même, la troisième voie que l'Union européenne propose réside en partie dans l'importance qu'elle accorde à la coopération et au développement dans son action extérieure, afin d'avancer vers une mondialisation plus inclusive. Au lieu de nous enfoncer dans la polarisation et la confrontation, nous ne devons pas relâcher nos efforts pour faire prévaloir cette voie qui finira par marquer l'esprit de notre temps.