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Foot, histoire et identités
les ultras se réapproprient les symboles et les figures de leurs clubs
Publié dans Liberté le 25 - 07 - 2020

Des fresques murales ou communément appelées des tags de clubs sportifs de l'Algérois tapissent les façades des quartiers de la capitale. En l'absence du championnat et de la vie vibrante des tribunes, les murs sont devenus le nouveau lieu d'expression d'une jeunesse libre et créatrice.
Alger, Belouizdad. Il est un peu plus de 17h, et les klaxons fusent de partout dans la grande artère du quartier historique. Des enfants et leurs aînés occupent chaque coin de rue. Ça parle et ça rit fort. La place bouillonne de vie. Le long du boulevard, constitué d'immeubles haussmanniens, qui longent jusqu'au Ruisseau, des banderoles et étendards sont suspendus entre de vieilles bâtisses, alors que des fresques murales décorent des murs défraîchis et fissurés. De Laâqiba en passant par Cervantès et le Hamma, Belouizdad exhale le rouge et le blanc. Le Chabab Riadhi de Belouizdad (CRB) est au cœur du quartier. "Le club fait partie du quartier et le quartier fait partie du club", lance fièrement Omar, la vingtaine, supporter. En sus des couleurs du club et des fresques murales, le quartier révolutionnaire est dominé par le portrait du premier responsable de l'Organisation spéciale (OS), Mohamed Belouizdad, à croire qu'il veillerait, aujourd'hui encore, sur cette commune qui porte son nom. Des pochoirs à son effigie sont apposés dans quasiment toutes les placettes et allées.
"Les tags du CRB sont un peu spécifiques par rapport aux autres clubs", poursuit Omar, sur sa lancée, expliquant que "dans l'histoire du CRB, il n'y a pas que le football, ce pourquoi vous remarquerez des fresques qui n'ont pas une relation directe avec le club, mais qui ont un lien avec le quartier et son passé révolutionnaire, notre fierté à tous". Des fresques entières, avec uniquement des messages, sont d'ailleurs peintes dans ce sens, à l'exemple de "Belouizdad est l'héritage de nos aïeux", "Le rouge est mon oxygène" ou "Nous sommes les enfants de Belouizdad".
Cette fierté, les supporters du Chabab ne lésinent pas sur les moyens pour l'exposer. "La tradition de célébrer nos victoires a débuté en 1995 avec des drapeaux. Depuis, ça a pris de l'ampleur. Par exemple, en 2017, quand nous étions finalistes, nous avions confectionné plus de 300 banderoles", raconte Omar, précisant, en revanche, que pour les tags, c'est plutôt récent. "Nous avons commencé il y a quelques années, et la majorité des tags
date d'ailleurs de l'an dernier. Disons qu'on s'adapte à notre époque." Sur de grandes façades sont, en effet, peints des portraits géants représentant d'anciens footballeurs tels que le légendaire Hacène Lalmas, ou d'autres un peu plus récents, comme Ishak Ali Moussa, connu pour son épatant jeu de tête, et surnommé "la tête d'or".
C'est ainsi qu'un autre fan du CR Belouizdad, Réda, la trentaine, explique pourquoi, dans l'ex-Belcourt, fleurissent les portraits d'"hommes phare qui ont participé à écrire l'histoire du quartier ou du club". Des supporters sont également illustrés sur plusieurs fresques. Ils sont peints en style de mangas, revêtus des couleurs du CRB et accompagnés de préceptes, tels que "no pyro, no party", qui veut dire "pas de fête sans fumigènes", ou encore "un vrai champion se battra contre tous". Toutefois, un célèbre supporter se distingue dans ce décor : Yamaha, de son vrai nom Hocine Dehimi. Une fresque entière lui est d'ailleurs dédiée. "C'est un symbole dans son registre. Il est connu à l'échelle nationale et internationale. Il se caractérisait par sa passion et son fanatisme pour le club. À lui seul c'était un phénomène des tribunes. Quand il rentrait dans le stade, il l'enflammait. Il symbolisait la joie de vivre d'un supporter", assure Réda, déplorant avec beaucoup d'émotion le fait que "l'obscurantisme de la décennie noire tuait tout ce qui avait un rapport avec le beau".
Yamaha, le martyr
Derrière ces dessins, ce sont cependant des supporters et des associations qui contribuent, mais aussi des ultras qui s'organisent pour présenter une fresque plus "élaborée", contrairement aux tags des supporters qui sont "plus spontanés", détaille Réda.
"Il existe deux types de tags, ceux des dessinateurs indépendants qui souhaitent dévoiler leur talent, ou bien ceux des ultras qui peignent avec leurs moyens, pour véhiculer leurs propres idées, leurs messages ou simplement commémorer un événement", ajoute le jeune clubiste. Même ambiance dans les deux autres quartiers mythiques d'Alger, la Casbah et Bab El-Oued. Au cœur du quartier populaire, place des Trois-Horloges, une fresque remarquable du Mouloudia s'étale sur toute la façade d'un immeuble. Un petit tour dans le quartier laisse d'ailleurs entrevoir un nombre impressionnant de tags. Ils ne sont pas apparus spontanément, selon les dires de Merouane, la quarantaine, président de l'association des amis et amoureux du MCA. "La plupart des figures qui sont dessinées ont contribué à l'histoire du Mouloudia, et nous leur rendons hommage de la sorte, à l'occasion de l'anniversaire de la création du club, qui fêtera son centenaire l'an prochain."
De la rue Mizon au quartier Nelson, en traversant la place des Martyrs jusqu'à Bab Jdid, le vert et le rouge dominent. À la place Hadj-M'rizek, dans la Basse Casbah, une grande fresque arbore les deux maîtres de la musique populaire algéroise, le chaâbi, Hadj M'hamed El-Anka aux côtés de Hadj M'rizek, près du blason du Mouloudia.
Ces lieux racontent une histoire par fresques entières et nombreuses, érigées en l'honneur des figures emblématiques qui ont marqué de leur empreinte le Doyen, dans le domaine de l'art, comme celui de la musique ou de l'histoire. "Le Mouloudia est le premier club musulman et ses fondateurs sont des martyrs", soutient Merouane. Et de surenchérir : "Le club a été créé sous la coupe révolutionnaire, c'était un moyen pour lutter contre le colonialisme."
Les multiples portraits sont ceux des anciens joueurs comme Smaïl Khabatou, Basta Ali, Lahbib Skandrani, Ben Abdelouahab Mahmoud et Mohamed Bouras. Aussi, des portraits d'anciens dirigeants et membres fondateurs : Ahmed Djaout et Abderrahamane Aouf, dit Baba Hammoud.
Boualem Rahal, le guillotiné
Des artistes comme Amar Ezzahi et Rouiched ont eu également leur part de représentations murales, mais les figures prédominantes sont celles de martyrs, pour la plupart inconnus du grand public. "Cette génération veut connaître l'histoire et fait l'effort de récolter un maximum d'informations. Nos jeunes font des recherches en lisant des articles et en cherchant des photos de martyrs pour ensuite les peindre, et nous sommes fiers d'eux", se réjouit Merouane.
Parmi les martyrs, il y a la fresque de Ferhani Mohamed, qui a rejoint en 1953 l'association musulmane de l'époque, le Mouloudia Chaâbia El-Djazaïria, avant de rejoindre, l'année d'après, les rangs du FLN, dans la Zone autonome d'Alger. "Il est tombé au champ d'honneur le 12 février 1957, lors d'une attaque de l'armée coloniale française", raconte H'midou Derriche, neveu de l'ancien dirigeant et joueur Braham Derriche. Un autre martyr est peint au beau milieu de La Casbah, le lieu même de naissance du MCA. Il s'agit de Boualem Rahal, "guillotiné le 20 juin 1957, à la prison de Serkadji, à l'âge de 19 ans", rappelle H'midou, signalant que "son acte de naissance a été falsifié pour le faire vieillir de 10 mois pour rendre son exécution possible". Toujours à La Casbah, le quartier "fermé" de Soustara est connu pour son appartenance à l'USMA. "Il y a le Mouloudia, certes, mais la majorité sont des Usmistes", précise Badidou en esquissant un sourire. Hormis quelques ruelles fraîchement colorées et ornées de plantes, c'est dans un cadre flétri avec des marches d'escalier endommagées, des habitations qui menacent ruine, et sur des murs blafards et crasseux, que sont nichés des portraits et fresques murales en rouge et noir. Ainsi, le quartier populeux de Soustara ne déroge pas à la règle. Les Usmistes n'ont pas tardé, eux aussi, à s'approprier les rues et les boulevards pour dessiner leur histoire.
Ce sont des supporters et des "ouled el-houma" (enfants du quartier) qui sont à l'origine de cette initiative. "Tout le monde cotise pour que nous puissions peindre et embellir un peu notre quartier, car les murs sont tous abîmés et sales", atteste Badidou, la quarantaine, fondateur de la page Facebook "Usma-Soustara".
C'est donc une galerie à ciel ouvert qui s'est révélée, et ces fresques ont donné une seconde naissance au quartier.
Des logos à l'identité du club, des slogans écrits en calligraphie et principalement des portraits géants y sont exposés, à l'instar de la fresque de l'ancien joueur emblématique des années 70, Djamel Keddou. Et contrairement aux supporters du Chabab dont les tags dépendent de l'événementiel et du championnat, pour les Usmistes, leurs tags "n'ont pas de relation avec les événements du championnat". Mustapha, un fonctionnaire et supporter quadragénaire, s'explique : "Lorsque nous remportons une victoire, nous l'exprimons et le fêtons autrement. Nos tags sont faits beaucoup plus pour valoriser l'histoire du club."
Devant la fresque qui affiche un grand portrait de Mohamed Boudia, peinte in extenso sur la façade du cinéma El-Djamal, anciennement appelé cinéma Montpensier, à la rue Debbih-Chérif, ex-Tournant Rovigo, Badidou regrette le fait que "Mohamed Boudia ne soit pas beaucoup mentionné dans l'histoire. Il a pourtant servi la cause algérienne à travers la Fédération de France du FLN et a participé dans le Mouvement national algérien". Mustapha appuie ses propos en ajoutant qu'"il défendait la cause palestinienne et qu'artistiquement il était passionné par le théâtre, avec à son actif deux grandes pièces théâtrales dont Zaytouna (l'olivier) et Naissances". D'autres symboles oubliés de la Révolution sont également de retour et réincarnés dans l'espace mural du quartier, dont des responsables de la Zone autonome d'Alger (ZAA), parmi eux Abderrahmane Arbadji, Abdelakder Boudissa, dit "Chichois", et Rachid Ferhaoui, appelé "Rachid Red".
El-Anka et Guerouabi
Le vide qui s'est installé suite à l'émergence de la pandémie de Covid-19, qui a conduit à l'arrêt du championnat et subséquemment à la fermeture des stades, a poussé "les jeunes à stimuler leur créativité et à la mettre au service de leurs quartiers. Les tags sont une façon de s'exprimer et d'extérioriser leur passion", souligne Réda. Un avis que partage Merouane, faisant remarquer qu'"il ne faut pas oublier que les tribunes des stades étaient notre seul espace d'expression, à travers les chants et les tifos". Mais "depuis la fermeture des stades en raison de la pandémie, les jeunes ont trouvé le moyen de s'exprimer à travers les peintures pour faire montre notamment de leur nationalisme". Des supporters de l'USMA sont ainsi allés jusqu'à rencontrer les familles et les proches des martyrs, afin de réaliser des reportages vidéo. C'est le cas de Badidou qui a créé la page Facebook "Usma-Soustara", et dans laquelle il publie son travail de mémoire, qu'il accomplit avec des amis fans de l'USMA. Ils ont déjà rencontré le fils de Mohamed Boudia, et récemment le fils du révolutionnaire Sid-Ali Labadi. "Nous avons optimisé le temps que nous offrait le confinement pour faire des reportages, des tags et mettre ainsi en lumière des martyrs encore méconnus de nos jours", témoigne Badidou.
Si la compétition a été interrompue, c'est loin d'être le cas pour ce qui est de la rivalité entre les supporters des clubs de l'Algérois. La concurrence reste de mise et, à défaut de championnat, la rivalité est apparue sous une nouvelle forme. "Avant, la rivalité se jouait au stade, maintenant que c'est suspendu, nous l'avons ravivée d'une autre façon", confie Badidou, ajoutant que "chacun innove à sa manière ; eux (les supporters du Mouloudia, ndlr), ils ont commencé avec les tags, nous, nous avons fait des reportages. Chacun joue donc à sa manière". Ce challenge paru spontanément et mené de bonne guerre s'est avéré positif pour les clubs et leurs supporters. "Ce vide a poussé les supporters à fouiner dans l'histoire pour rivaliser avec les autres clubs. Aujourd'hui, chacun de nous cherche à confirmer ou à prouver que telle ou telle autre personnalité supporte son club. Les supporters du Mouloudia, par exemple, se sont déplacés jusqu'au domicile de Kamel Messaoudi pour savoir s'il aimait le MCA ou l'USMA. De notre côté, nous nous rendrons prochainement à la maison de Didouche Mourad."
Présent depuis quelques années en Algérie, et dans plusieurs clubs, le mouvement ultra est peu connu dans le pays. Il s'agit, en effet, d'une catégorie singulière de supporters, qui se caractérisent par des tifos, des chants et des animations pour soutenir leur équipe de prédilection. Et c'est sous influence italienne que plusieurs groupes de supporters fanatiques, qui partagent la même passion pour le football et la vie des stades, se sont rassemblés pour créer leur propre ultra. Ils sont composés de jeunes supporters comme des anciens, des chômeurs comme des cadres et universitaires. Concernant les trois clubs algérois, El-Ittihad n'a pas d'ultra mais plutôt un groupe dénommé Ouled El-Bahdja. Celui-ci est composé de plusieurs supporters chauvins, qui s'occupent des préparatifs pour chaque rencontre ou d'organiser des festivités. Pour le Doyen, il compte à ce jour quatre ultras : Ultras the Twelfth Player depuis 2011, les Green Corsaires créés en 2012, Ultras Squalo Verde et Hob Oua El-Aâklia créés en 2019. Quant au CRB, il dispose d'un seul ultra connu sous le nom d'Ultras Fanatics Reds. L'un des principes des ultras est l'autofinancement. Toutes leurs activités, telles que les tifos, le craquage et les banderoles, et leurs déplacements sont financés grâce aux abonnements et cotisations des membres ainsi qu'à la vente de produits dérivés du club. Pour devenir ultra, il faut répondre à plusieurs critères. "D'abord, il faut être parrainé par un membre, c'est la règle. Ensuite, chaque ultra est spécifique dans ses choix de recrue. Il faut connaître le club et son histoire, c'est primordial. Il faut être connu dans la tribune en assistant régulièrement aux matchs à l'extérieur, comme les déplacements. C'est le moyen idéal pour se faire accepter par un groupe ultra", explique Walid, un ancien membre des ultras, qui précise aussi qu'"un supporter qui n'est pas membre des ultras peut s'asseoir à côté d'eux, mais il ne pourra pas brandir l'étendard ou le tee-shirt". En plus du principe de l'autofinancement, les ultras sont connus pour ne pas communiquer avec les médias. Ils refusent catégoriquement de se "mettre en avant", et s'ils acceptent d'être interviewés, ce n'est jamais à visage découvert.
Le choix du tifo n'est pas anodin non plus pour eux. Les ultras se réunissent entre eux pour décider du message et du dessin qu'ils veulent transmettre lors d'un prochain match. "La plupart du temps, le dessin et le message sont choisis pour déstabiliser l'ultra adverse, qui aura sûrement quelque chose à présenter le même jour", indique Walid. "Les ultras ne convient pas tous les membres lors de la réalisation d'un tifo. C'est généralement les membres fondateurs, auxquels on fait le plus confiance, qui savent réellement ce que contiendra l'animation, de peur d'être découverte par l'autre ultra et ainsi se faire annuler le tifo par un contre-message", poursuit-il. "Les dates d'anniversaire du club ou de la mort d'un joueur sont généralement plus importantes qu'un match dans les tribunes. Donc ces ultras tiennent réellement à leurs valeurs. Ils privilégient un tifo qui représente un des leurs plutôt qu'un message adressé à un autre ultra." Cependant, pour ce qui est des fresques, certains ultras ou supporters ont eu déjà à vandaliser des portraits muraux du club adversaire. "Avant, ils gâchaient les tags des autres clubs, du coup, les rivaux ripostaient de la même manière. Mais tout cela, c'est fini", raconte Mounir, trentenaire, supporter du CRB, qui est satisfait du fait que "maintenant, c'est devenu plus montre-moi ton talent et je te montrerai le mien, et moi je dessine plus et mieux que toi".
Au-delà du football, les supporters s'accordent à dire que c'est avant tout un devoir de mémoire. "La nouvelle génération ne connaît pas les grandes figures, donc on les immortalise pour perpétuer leur mémoire", insiste Mustapha.
Ils sont surtout fiers de ces figures emblématiques qui ont laissé une empreinte indélébile dans l'histoire de leurs clubs respectifs. Et les murs comme les tribunes, les peintures comme les chants racontent la même histoire, la même passion. "Nous nous caractérisons par cette fougue révolutionnaire, et nous souhaitons que les générations futures connaissent l'histoire du quartier et de son club. La jeunesse n'a plus beaucoup de repères, et ce genre de tags ou les chants des stades sont là pour les sensibiliser par rapport à leur histoire", conclut Réda, ce fervent supporteur du CR Belouizdad. Une chose est sûre, tous ces passionnés ont trouvé le moyen de toujours rester attachés à leur club, quelles que soient les circonstances. Ils avaient et ils ont à cœur de peindre les couleurs de leur club, d'ouvrir les pages de l'histoire qu'ils n'ont pas eues dans leurs manuels scolaires et de donner une seconde vie aux martyrs de l'oubli. Ceux-là mêmes qui ont sacrifié leur vie pour que vive cette génération, qu'elle soit rouge, verte ou noire...
Reportage réalisé par : SIHEM BENMALEK


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