Chef de service des maladies infectieuses à l'hôpital de Boufarik, le Dr Mohamed Yousfi explique dans cet entretien les conditions qui ont précédé l'épisode de détection du premier cas algérien de coronavirus hospitalisé dans son service. Il est revenu sur la réaction du médecin qui a identifié ce premier cas positif. L'infectiologue raconte aussi les pires moments vécus par le personnel soignant durant toute cette longue période sur le front de la lutte contre la Covid-19. Liberté : Il y a six mois, le service des maladies infectieuses de l'hôpital de Boufarik recevait le premier malade algérien infecté par le coronavirus. Que retenez-vous de cet épisode après toute cette période ? Dr Mohamed Yousfi : Effectivement, le service des maladies infectieuses de l'hôpital de Boufarik a été le premier établissement à avoir traité les deux premiers malades déclarés positifs au coronavirus en Algérie. Samedi 29 février, une dame et sa fille se sont présentées au service des maladies infectieuses de l'hôpital de Boufarik, à la suite de l'information qu'elles ont eue la veille qu'un parent émigré venait d'être hospitalisé dans un hôpital parisien, et ce, immédiatement après son retour en France. Alors que cet émigré octogénaire avait séjourné chez cette famille de Blida et assisté à un mariage organisé dans une salle des fêtes dans la ville des Roses. Je tiens, d'ailleurs, à relever le civisme et le degré de prise de conscience de cette dame. Ce qui nous a vraiment aidés à mieux réagir face à cette maladie, d'autant que le jour où elles se sont présentées, elles étaient asymptomatiques. Aucun signe ou indicateur clinique qui aident à détecter le virus de la Covid-19. À partir de là, nous leur avons fait les prélèvements nécessaires, et lendemain, soit le 1er mars, nous avons eu les résultats de l'Institut Pasteur d'Algérie qui ont confirmé la contamination de la dame et de sa jeune fille. Comment a réagi le personnel soignant face à ces deux premiers cas de Covid-19 ? Il faut savoir que le dispositif du ministère de la Santé a été réactivé le 23 janvier, donc un peu plus d'un mois après l'alerte donnée par l'OMS début janvier. Le ministère de la Santé a réactivé alors le dispositif de lutte qui existait déjà contre le Sras de 2002 et contre le H1N1. À partir de là, le ministère a commencé à donner des directives à tous les services de maladies infectieuses pour se préparer et mobiliser les moyens nécessaires pour faire face à d'éventuels cas de coronavirus, en mettant en place une cellule de veille et des unités d'isolement. Mais comment s'est comporté le médecin de garde qui a suspecté ce premier cas ? L'infectiologue qui était de garde le samedi 29 février aux urgences des maladies infectieuses l'a auscultée le plus normalement du monde avant de suspecter la Covid-19. Le médecin a suspecté la maladie, même si la patiente était asymptomatique. Sans trop tarder, le spécialiste en question m'a appelé au téléphone pour m'informer du cas suspect en tant que responsable du service. Les premiers jours après l'apparition de l'épidémie en Algérie, nous hospitalisions et isolions tous les cas asymptomatiques qui se présentaient. Et notre service des maladies infectieuses de Boufarik reste tout de même une unité de référence pas uniquement dans la wilaya de Blida, mais même pour d'autres wilayas de la région du centre du pays. Qu'entendez-vous par service de référence ? L'EPH de Boufarik est doté d'un service des maladies infectieuses et c'est le seul hôpital qui dispose d'urgences dédiées à ce genre de maladies transmissibles. Il ne faut pas perdre de vue que l'épidémie de choléra de 2018 a été totalement prise en charge par notre service. Près de 90% des cas de choléra dans la wilaya de Blida avait été pris en charge par notre service. Quel est le nombre de malades traités par votre service et l'hôpital de Boufarik ? Depuis le début de l'épidémie à ce jour, pas moins de 5 000 patients sont passés par l'hôpital de Boufarik. Les services mobilisés sur le front de la lutte ont pu hospitaliser et isoler pas moins de 2 500 cas dont 1 800 ont été soignés et traités. Il faut savoir aussi que 2 800 tests de dépistage ont été effectués. Alors que 9 000 prélèvements ont été faits à l'hôpital à titre de contrôle et de suivi des malades. De tels chiffres renseignent bien sur la charge de travail et la pression que subissent au quotidien des équipes de soignants dans le service et dans tout l'hôpital. Quel est le nombre de lits dégagés pour la Covid-19 ? Le nombre de lits dédiés au coronavirus dans l'hôpital est, au total, de 135 lits dont 60 réservés au service des maladies infectieuses. Notre unité est réservée aux patients confirmés positifs. Les 75 autres places d'hospitalisation sont réparties entre le service de médecine interne et celui de chirurgie générale pour les malades encore suspects. C'est dire que la Covid-19 est prise en charge aussi bien dans sa phase suspecte que dans sa phase confirmée.
Et l'effectif total mobilisé au niveau de votre service ? L'effectif mobilisé dans notre service est au nombre de 65, entre médecins, paramédicaux et agents d'entretien. Pas moins de 20 médecins : 7 généralistes et 13 spécialistes, sont sur le front depuis le 29 février. Quels sont les pires moments vécus par le personnel soignant ? L'hôpital de Boufarik, qui a reçu le plus grand nombre de malades, est paradoxalement encadré par des équipes très restreintes de patients. Alors que d'autres établissements, les CHU notamment, sont renforcés par des dizaines de résidents, de médecins généralistes, de spécialistes qui se relaient régulièrement. Malheureusement, nous n'avons pas cette chance à Boufarik. Nous avons interpellé le ministère de la Santé à plusieurs reprises, les autorités locales, le wali, la DSP, mais notre doléance n'a jamais été prise en compte. Et dans la situation actuelle où l'on a recensé rien que dans notre service pas moins de 8 médecins positifs au coronavirus, il serait vraiment difficile de poursuivre la lutte contre la maladie. À quel moment les équipes de soins se sont-elles senties vraiment seules ? Nous avons vécu des moments extrêmement difficiles au début du mois de mars après l'apparition des premiers cas. Nous étions, en fait, seuls à faire face aux malades qui se bousculaient au portillon de notre service. Nous avons connu égalemen d'autres moments difficiles ces dernières semaines. Nos équipes sont saturées et épuisées moralement et physiquement, après six mois de lutte, nous sommes à plat. Il nous est difficile à présent d'élaborer la liste de gardes des généralistes parce qu'il y a encore des médecins en convalescence. Combien sont-ils les médecins et autres soignants déclarés positifs au coronavirus ? Ils sont au total 14 médecins contaminés dont 8 dans notre service des maladies infectieuses. Et pas moins de 31 paramédicaux et 6 administratifs qui sont également testés positifs. Malgré ce nombre de soignants contaminés, nos équipes n'ont pas été renforcées. Il faut savoir que des paramédicaux retraités bénévoles, au nombre de 6, sont venus nous assister sur le front de la lutte contre le coronavirus. C'est dire que nos équipes étaient laminées. Comment comptez-vous alors poursuivre cette lutte contre la Covid-19 ? En tant que médecin infectiologue, nous avons pris l'habitude et acquis l'expérience de faire face à des épidémies. Par conséquent, la problématique de stratégie de lutte contre le coronavirus ne s'est pas posée en tant que telle, puisqu'il y avait depuis le début un dispositif de lutte mis en application au niveau des différentes wilayas. Cependant, il faut avouer qu'il y a une différence de taille entre ce qui est écrit sur le papier et la réalité du terrain. Le terrain nous a montré qu'il existe un problème de coordination. Théoriquement, l'Algérie s'est dotée d'un très bon dispositif qu'on a réactivé à temps, mais sur le terrain, il y a eu beaucoup de cafouillage. Le meilleur exemple à citer est le problème de la gestion des lits dédiés à la Covid-19, il a fallu arriver à saturation au mois de juin pour dégager des solutions.