Dans les dédales de La Casbah millénaire, les artisans, autrefois nombreux, se font rares. Quelques-uns seulement ont survécu à l'absence de soutien de l'Etat, à un tourisme en berne et aux incidences financières dues à la pandémie de Covid-19. "Regardez combien d'ateliers ont baissé leurs rideaux. La rue Cascade était par excellence celle des artisans, rythmée au bruit de façonnage et de traçage des dinandiers, à l'écho des coups de marteau et de râpe des menuisiers qui se confondaient avec la musique chaâbi. Maintenant tout ce mode de vie a disparu, laissant place à la prolifération de la drogue et à la désolation", se plaint Nacer, maître maroquinier, fier toutefois de présenter sa gamme de sacs, cartables, ceintures et portemonnaies. Après un exil de plusieurs années en Suisse, Nacer est revenu au pays pour reprendre en main l'activité familiale. Il décrit un secteur en déclin, livré à lui-même, chapeauté par une administration en déphasage avec les multiples contraintes auxquelles font face les artisans. À commencer par les charges fiscales, la rareté et la cherté de la matière première et la concurrence déloyale des produits manufacturés. Même son de cloche chez son oncle, dont le magasin est situé quelques marches plus bas : "La Casnos nous a donné un délai jusqu'à fin septembre pour payer les 40 000 DA de cotisation, en plus des 10 000 DA d'imposition annuelle, alors qu'on n'a pas travaillé depuis plusieurs mois." Celui qu'on appelle affectueusement ammi Hssissen a appris ce métier de son père depuis l'âge de sept ans. Après trois ans d'enseignement dans une école primaire, il s'est décidé à assurer la relève. "Avant, les guides touristiques nous ramenaient quelques clients qui nous permettaient de faire face aux charges de notre famille. Mais depuis l'arrêt des vols et cette pandémie, il m'arrive de ne rien vendre pendant une semaine. Les magasins d'artisanat de la rue Didouche-Mourad qui me reprennent à l'occasion quelques articles fractionnent désormais le paiement d'une facture de 10 000 DA en trois. Eux aussi sont frappés de plein fouet par la crise qui secoue le secteur." L'activité du cuivre n'échappe pas à ces temps de disette. Hadj El-Hachemi Benmira est le plus ancien dinandier de La Casbah. Il façonne et sculpte le cuivre depuis 1958. Occupé à entailler des motifs sur un plateau, il se laisse distraire pour raconter son parcours : "J'ai appris ce métier de mon père, et lui de mon grand-père qui le lui a transmis et ainsi de suite. Maintenant je m'efforce à le sauvegarder." Si au cours de son parcours professionnel le septuagénaire a pu cumuler un riche savoir-faire et une grande expérience, il bute sur le désintérêt des jeunes pour ce métier ancestral. "Même mes enfants ont opté pour l'administration", se désole-t-il, en nous montrant un document de reconnaissance de l'Unesco pour ses efforts de préservation de ce métier malgré les nombreux écueils. Il ne reste, en effet, que moins de cinq dinandiers dans toute La Casbah. Les plaques de cuivre se font rares et trop chères pour des petits artisans comme El-Hachemi, qui désormais puise à même les chutes usagées de ce métal ou se tourne vers le recyclage des objets existants. Les artisans de La Casbah travaillent souvent dans des conditions difficiles, dans des espaces exigus et sans bouche d'aération pour un loyer qui greffe lourdement leurs revenus. Bahia Rouibi, spécialisée dans la peinture sur poterie et objets de décoration en céramique, est la seule femme qui a osé investir le domaine au niveau de ce lieu historique. Elle a passé 21 ans de sa vie à travailler dans des manufactures avant de se mettre à son compte. "J'ai donné tout mon savoir-faire pour un salaire minable, puis je me suis mise à bricoler chez moi, avant d'ouvrir mon propre commerce à La Casbah en 2013." Moins de sept mètres carrés, aux allures d'une grotte. "Les premiers mois, c'est ma mère qui me donnait les 12 000 DA de frais de location. Et puis, peu à peu, grâce aux réseaux sociaux et aux guides touristiques, j'arrivais à gagner notre journée. Mais les mois de fermeture à cause de la pandémie du coronavirus ont achevé notre commerce." Revigorer ce lieu historique est devenu un sacerdoce pour certains de ces artisans. L'atelier de Khaled Mahiout, situé au niveau de la rue Sidi Driss-Hamidouche, est un véritable musée contenant des archives et des photos de ce qu'était La Casbah de ses ancêtres. Et même une cache où étaient dissimulés durant la guerre de Libération les documents du FLN. Un lieu historique à revigorer Affable, il propose volontiers aux visiteurs de contempler une vue d'ensemble de La Casbah à partir de sa terrasse, dont la restauration tarde à être achevée par manque de moyens. Khaled Mahiout a joué le rôle de figurant dans plusieurs films consacrés à la guerre de Libération nationale dont La Bataille d'Alger. Quelques photos sur les murs de son atelier avec des acteurs connus en témoignent. Mais c'est à la menuiserie traditionnelle qu'il a consacré toute sa vie, aidé par ses deux fils qu'il a formés lui-même Il est à lui seul une véritable encyclopédie de la restauration à l'identique. À l'aide de dessins et de motifs, il fabrique des poutres, des portes et des fenêtres mauresques et néomauresques. Il raconte que des membres de sa famille ont participé autrefois à la réhabilitation des boiseries de la mythique Grande Poste, de l'hôtel Saint-George et du Bastion 23. Khaled Mahiout a repris le flambeau en 1965, à 14 ans, un certificat d'études en main. Il fabrique lui-même ses outils de travail, parfois à partir de la ferraille de veilles voitures, souvent au bout de plusieurs jours de labeur et d'ingéniosité. Membre de l'Association nationale des artisans, l'ébéniste n'est toutefois plus sollicité ces dernières années pour la restauration de monuments historiques du pays. Alors, pour faire face à ses dépenses, il est contraint parfois d'honorer des commandes de menuiserie "ordinaire". Khaled Mahiout, l'un des derniers dans sa spécialité, tente avec beaucoup de volonté de maintenir vivant ce pan du patrimoine artisanal. Il plaide en faveur de l'ouverture des locaux fermés se trouvant le long la rue Sidi Ramdane pour redonner vie à La Casbah et contribuer à la relance des métiers d'artisanat en voie de disparition. "Avant, La Casbah n'avait pas besoin d'artisans étrangers à sa demeure, car elle disposait de tous les métiers d'art et du savoir-faire nécessaires à la vie de ses habitants. Par manque d'entretien, en un mois une dizaine de maisons sont tombées en ruine. On jette même dans ses légendaires puits les gravats des travaux", se désole-t-il. Sur la placette de la rue Sidi Ramdane, on peut contempler une vue imprenable de la baie d'Alger, gâchée néanmoins par des maisons en ruine et des fresques endommagées. Ces dernières années, La Casbah est devenue un espace de spéculation et de transit. Certains dégradent même volontairement leurs biens pour bénéficier d'un logement social neuf. L'entretien des espaces publics est entravé par la raréfaction des éboueurs et des arroseurs qui nettoyaient auparavant les rues avec l'eau de mer. "Je fais jusqu'à huit tournées par jour", affirme un agent de Nectom, en montrant le panier de son âne débordant d'ordures. Les éboueurs font le ramassage à la pelle ou à la main et tassent ensuite les détritus dans les "chouaris". Une fois remplis, l'âne – qui ne peut porter plus de 50 kg – les remonte en haut de La Casbah d'où ils sont déversés dans un camion-benne. "Regardez ces sacs de gravat, c'est impossible avec nos moyens de les évacuer de La Casbah", dit-il. Un patrimoine national La détérioration du site ne favorise pas le retour des touristes et l'essor de l'artisanat, pense Momo, guide touristique. "L'artisanat est une activité en voie de disparition. Je représente la société civile de La Casbah au niveau du ministère de la Culture. Les autorités nous font beaucoup de promesses qui ne sont pas tenues", poursuit-il. À l'amorce de la rue Frères-Mecheri, on trouve le Musée national de l'enluminure, de la miniature et de la calligraphie. Juste à côté se trouve la boutique de Douidi Abdelkrim, qu'il a aménagée sous forme de qaâda typiquement algéroise. Il organise souvent dans son local, avec ses amis musiciens et chanteurs, des soirées privées, histoire de ranimer un peu les lieux et de préserver les traditions de La Casbah. Thé, baklawa et kalb ellouz sont toujours disponibles sur sa table. Même de simples passants y ont droit. "Cela fait partie de l'hospitalité légendaire des enfants de La Casbah dont je fais partie. C'est la mère du chanteur Chaou qui m'a coupé le cordon ombilical", confie l'artiste. Son talent d'Achille : graver sur des gamelles, des couscoussiers, des plateaux, des théières et autres les portraits des chanteurs de chaâbi comme El-Anka et des anciennes rues et scènes de vie algéroises. "J'ai été initié à ce métier en 1986 par un ancien condamné à mort, Hadj Hmida. La Casbah n'est plus comme avant. Ses habitants authentiques sont partis, ceux qui refusent de la quitter comme moi tentent tant bien que mal de faire revivre ses traditions. Mais il faut que l'Etat aide les artistes et procède au réaménagement et au nettoyage de ses rues pour qu'elle retrouve son lustre d'antan." Lui y contribue avec les moyens du bord, y compris en peignant des fresques sur ses murs.