Par : MOURAD YELLÈS Universitaire À quelques semaines de la célébration du 66e anniversaire du déclenchement de la révolution, une nouvelle parution littéraire vient jeter une lumière originale sur notre guerre d'indépendance. En effet, les éditions Caraïbéditions annoncent la parution de Du Morne-des-Esses au Djebel. Ce roman, écrit par l'un des plus grands écrivains antillais de sa génération, Raphaël Confiant (né en 1951 en Martinique), est un événement dans la mesure où il vient combler un vide remarquable dans une mémoire historique partagée. De fait, dans l'imaginaire commun algérien, la figure de Frantz Fanon s'est imposée comme emblématique de la présence antillaise en Algérie. Ce qui a eu pour première conséquence de plonger dans un injuste oubli d'autres parcours de "résistants" antillais qui eurent, eux aussi, le courage d'assumer leur refus d'une guerre cruelle et injuste (soit en désobéissant à l'ordre d'appel, soit en désertant). On citera, entre autres, les noms des Martiniquais Guy Cabort-Masson et Daniel Boukman ou encore des Guadeloupéens Sonny Rupaire et Roland Thésauros. Seconde conséquence de ce que l'on pourrait appeler "l'effet Fanon" : l'occultation d'un autre pan de la mémoire algéro-antillaise. Celle qui renvoie à l'arrivée en Algérie – pour la majorité à leur corps défendant – de ces cohortes de jeunes Antillais, généralement de conditions modestes, pour ne pas dire misérables, soudainement précipités dans l'enfer d'une guerre coloniale parmi les plus dures du XXe siècle. C'est cette séquence historique si particulière que se propose d'explorer Raphaël Confiant en usant des techniques et des codes propres à la fiction romanesque. Du Morne-des-Esses au Djebel nous décrit ainsi le parcours algérien de trois jeunes militaires antillais : Ludovic Cabont, l'officier de Saint-Cyr qui désertera pour monter au maquis, Juvénal Martineau, également officier de Saint-Cyr qui, lui, acceptera de "faire la sale besogne", et enfin Dany Béraud, l'intellectuel de la Sorbonne qui rejoindra les combattants algériens. Trois parcours de vie. Comme autant d'éclats de mémoire. Celle de ces jeunes hommes pris dans une double détermination historique. D'une part, le traumatisme de l'esclavage et les séquelles idéologiques de la domination française sur les peuples antillais. D'autre part, la tragédie algérienne, avec un peuple lui aussi confronté à la brutalité du même système de domination et d'exploitation, mais en lutte pour sa libération totale et définitive. En tout état de cause, comme l'explique Raphaël Confiant, dans une récente interview à Outre-mer. La première : "(...) pour un Fanon, il y a des milliers de soldats antillais qui ont combattu du côté du général Massu (qui a reconnu avoir pratiqué la torture en Algérie, ndlr), du général Salan (chef de l'OAS, ndlr), et qui sont revenus médaillés, mutilés ou dans des cercueils. (...) Il fallait présenter cet aspect des choses, mais aussi montrer les contradictions (...)". S'agissant du cadre socio-historique du roman, il convient de rappeler que c'est dans le contexte propre à l'entreprise hégémoniste capitaliste à l'échelle planétaire (et donc au projet colonialiste) que s'effectue la rencontre, a priori improbable, entre les lointains descendants créoles d'esclaves africains et les héritiers arabo-berbères d'une histoire multiséculaire. Ce sont deux mondes et deux cultures qui font connaissance pour la première fois dans des circonstances pour le moins dramatiques. C'est cette rencontre que le beau roman de Raphaël Confiant nous propose de découvrir à travers ses différentes modalités. Ce faisant, il invite le lecteur à une nouvelle lecture de "(...) cette histoire coloniale, extrêmement dure, cruelle, (qui) continue d'encombrer et de servir à des instrumentalisations politiques (...)", pour reprendre les propos récents de l'historien français Benjamin Stora dans une interview à Médiapart. Entre les maquis et les expéditions sanglantes au cœur du djebel, les immersions dans l'univers de la paysannerie algérienne et sa grande souffrance, les incursions dans la jungle des villes plongées, elles aussi, dans la violence (et la contre-violence), Raphaël Confiant nous décrit un paysage humain totalement dévasté – malheureusement familier au lecteur algérien – avec empathie et finesse. À noter à ce propos que, de manière significative, les personnages s'expriment chacun dans la langue qui est la sienne : le français, mais aussi le créole et l'arabe algérien (présent en force dans les dialogues). Nombre de séquences s'inspirent manifestement de faits réels et nous retrouvons des figures connues : Yacef Saâdi, Ali La-Pointe ou encore le colonel Amirouche. Mais, au risque de nous répéter, Du Morne-des-Esses au Djebel n'est pas un récit historique. Il s'agit bien d'un roman dont l'écriture correspond nécessairement à un certain point de vue. Celui qui conduit le récit est un narrateur antillais, défenseur de la cause algérienne, mais assumant son antillanité dans toutes ses dimensions et contradictions socio-historiques. Ce qui justifie les libertés de composition et d'interprétation que s'autorise légitimement le romancier. Pour rappel, ce n'est pas la première fois que l'Algérie fait irruption dans l'œuvre riche et foisonnante de l'écrivain martiniquais. Dans Ravines du devant-jour (1993), la guerre d'Algérie s'invitait dans l'univers romanesque de Raphaël Confiant. Dans La Baignoire de Joséphine (1997), les années 1970 et cette période socio-politique cruciale du pays étaient évoquées avec une verve et un humour décapant. De fait, la récurrente présence de notre pays dans l'œuvre de Raphaël Confiant s'explique par différents éléments biographiques : un passage par la Métropole (il poursuit ses études supérieures à Aix-en-Provence) où il découvre le racisme ordinaire anti-arabe d'une certaine France, la découverte concomitante des richesses de la culture arabo-musulmane, enfin la fascination pour la vie et la pensée de son compatriote Frantz Fanon. C'est d'ailleurs sur les traces du grand militant et théoricien de la décolonisation qu'il part en 1974. Il s'installe à Alger où il enseigne l'anglais. Il restera deux ans en Algérie. Une expérience humaine qui le marquera profondément. Dans l'interview précitée, il avoue d'ailleurs : "Cela fait (...) presque quarante ans que je rêve d'Alger, de sa baie, de La Casbah, de la Kabylie." On ne peut que souhaiter que ce rêve puisse se concrétiser dans un proche avenir. Pourquoi pas à l'occasion de la prochaine édition du SILA (post-Covid) ?