– Qu'est-ce qui vous a fasciné dans le personnage de l'Antillais Maurice Admiral, avocat qui a vécu sept décennies à Alger ? Sacré personnage, dont le parcours, dans sa singularité, éclaire sept décennies d'histoire de l'Algérie coloniale ! Rendu célèbre par sa défense des révoltés de Margueritte (1901), ce Noir «indigénophile» a su imposer le respect tant aux dirigeants européens du barreau d'Alger, qui le cooptèrent même comme bâtonnier de 1913 à 1919, qu'aux nouvelles élites musulmanes dont il partagea les combats électoraux dès 1908 et jusqu'en 1937. Encore en 1939, sa défense du cheikh El Okbi, accusé du meurtre du grand muphti, est popularisée par le jeune Albert Camus dans Alger républicain. Puis, il reste actif sur la scène algéroise jusqu'à l'éclatement de la guerre d'indépendance… – Vous ne manquez pas de souligner le rapport avec d'autres personnalités antillaises qui ont marqué positivement l'Algérie. L'Admiral était-il Français, Algérien, Antillais ou tout cela à la fois ? S'il était à Basse-Terre un notable prospère, le père de L'Admiral était né bâtard d'une esclave noire et d'un propriétaire blanc. Cette origine contradictoire explique sans doute la sympathie de son fils pour les «sans-droits» de l'Algérie coloniale, et qu'à Alger celui-ci ait tenu à se faire élire sur les listes «indigènes» alors qu'il disposait de tous les droits d'un «citoyen français». En effet, à la différence des Algériens dont le «code de l'indigénat» faisait de simples «sujets», les anciens esclaves des «vieilles colonies» ont disposé de la citoyenneté dès 1848, sans que cette «assimilation» ne les libère d'ailleurs ni de l'aliénation, ni du racisme. Je parle à cet égard de «Caraïbes» afin de ne pas écarter la Guyane dont est issu Ismaÿl Urbain qui tenta d'inspirer à Napoléon III une politique algérienne plus respectueuse de la société musulmane. A côté de Frantz Fanon, je mentionne aussi d'autres Antillais, insoumis ou déserteurs par sympathie pour la lutte d'indépendance : Sonny Rupaire, Guy Cabort, Daniel Boukman, Roland Thésauros, Oruno Lara… Car le vieil Empire français n'a pas connu que des affrontements bilatéraux avec la métropole : sur plus d'un siècle, des solidarités actives ont pu s'y établir entre colonisés, même s'ils subissaient la domination sous des formes différentes. – Le livre apporte de nombreuses révélations, notamment sur le peu de considération du barreau envers les avocats algériens… Oui, jusqu'en 1912 le barreau d'Alger ne comportait qu'un seul avocat musulman, le naturalisé Ahmed Bouderba. Il a fallu «l'affaire Aït-Kaci» pour qu'à la veille de la guerre de 1914, la Cour de cassation désavoue le Conseil de l'Ordre qui refusait l'accès du barreau aux jeunes diplômés non naturalisés. Vingt-cinq ans plus tard, les avocats musulmans ne dépassaient pas 5% des effectifs, même si Mes Haddou, Aberkane, Ould Aoudia, Boumendjel étaient déjà actifs parmi les élus musulmans ou dans la défense des nationalistes du PPA. Une nouvelle génération s'aguerrit après 1945, avec notamment Kaddour Sator qui deviendra, après 1962, le premier bâtonnier musulman. Entre-temps, le barreau avait été ravagé par les arrestations et assassinats d'avocats nationalistes ou libéraux et par le ralliement de ses dirigeants au putsch d'avril 1961… La première classe algérienne indigène instruite a une aspiration assimilationniste. C'est aussi la première à rencontrer les autorités françaises à Paris, et non pas à Alger. Il serait anachronique de reprocher aux premiers élus musulmans du début du XXe siècle de n'avoir représenté qu'une élite encore bien étroite ou de n'avoir pas rompu d'emblée avec le régime colonial. Les positions conquises dans les conseils municipaux et la bataille pour un élargissement des droits civiques ont en effet encouragé l'affirmation politique d'une couche de musulmans éduqués, leur expérience de l'action collective et les aspirations musulmanes à l'expression démocratique et à l'éducation. Si l'attente «assimilationiste» d'une égalité des droits dans le cadre colonial ne pouvait bien sûr pas aboutir, elle a en définitive contribué à la maturation ultérieure du mouvement d'émancipation nationale. C'est tout l'intérêt de l'initiative des élus «Jeunes-Algériens» d'Alger qui, en 1908, formèrent la première délégation indigène, depuis 1833, à se rendre à Paris pour défendre une plateforme de revendications. – Alors qu'on célèbre le centenaire du début de la Première guerre mondiale, vous consacrez quelques pages instructives à la mise en place de la circonscription des indigènes musulmans en 1912. Puis vous passez très vite sur la guerre ; pourquoi ? C'est la période pendant laquelle L'Admiral est bâtonnier. Quel sera son legs ? Je n'évoque, à vrai dire, la conscription que du point de vue de la demande de droits démocratiques qu'elle a suscitée en retour de la part des élus «indigènes», dont Maurice L'Admiral. Quant au barreau d'Alger, que celui-ci dirige de 1913 à 1919, il tourne au ralenti pendant la guerre. C'est pourquoi une première consultation des archives du Conseil de l'Ordre m'ayant été accordée, je me suis concentré sur la question de l'accès des musulmans à la profession d'avocat telle qu'elle se joue, on l'a vu, à l'aube du bâtonnat de L'Admiral. Un bilan plus complet de son mandat resterait bien sûr à établir. – Chez les avocats algériens, la mémoire de L'Admiral est-elle entretenue ? Vous citez notamment le défunt bâtonnier d'Alger Amar Bentoumi… Amar Bentoumi, qui a été, tout jeune, l'avocat du MTLD et, en 1962, le premier garde des Sceaux de l'Algérie indépendante, m'a en effet vivement encouragé à faire redécouvrir le rôle de Maurice L'Admiral. Mais tous les vétérans du barreau d'Alger que j'ai pu interroger m'ont témoigné le même grand respect à l'égard de ce dernier, qu'il s'agisse de l'ancien dirigeant Maître Ali Haroun, de Français défenseurs des nationalistes, comme Albert Smadja ou Louis Grange, ou d'autres avocats européens, tels Gérard Cénac ou Christian Serna. – Maurice L'Admiral est mort à plus de 90 ans, en 1955. Qu'a-t-il connu et vu du déclenchement de la lutte de Libération nationale algérienne ? Proche jusqu'à la Seconde guerre mondiale des élus musulmans démocrates ou des Oulémas, il a sans nul doute observé leur évolution ultérieure vers un soutien au combat indépendantiste. Et Amar Bentoumi m'a rapporté avec quelle chaleur, dès la fin des années 1940, il l'avait encouragé dans un engagement nationaliste qu'il considérait comme du devoir d'un jeune avocat musulman. – De toutes les affaires symboliques des affres de la colonisation, quelle est de votre point de vue la plus significative portée par L'Admiral ? Cela reste l'affaire de Margueritte, pour l'immense écho que sa plaidoirie a trouvé à l'époque et parce qu'elle constitue, un demi-siècle avant 1954, le premier exemple d'une «plaidoirie de rupture» (ndlr : concept développé par Me Jacques Vergès), transformant la défense de prétendus coupables en une dénonciation du système dont ils étaient les victimes. – Et maintenant que le livre est sorti… Mon espoir est que ce travail monographique sache convaincre de l'intérêt d'entreprendre une histoire d'ensemble du barreau d'Alger de sa naissance jusqu'à 1962 et au-delà… Ce serait un apport passionnant à la compréhension des rapports sociopolitiques au sein de la société coloniale et à celle de la formation des élites algériennes. Alors, à suivre ?