Liberté : 76,03% d'Algériens ne sont pas allés au rendez-vous du référendum sur la nouvelle Constitution, présentée pourtant comme un projet devant consacrer la "Nouvelle Algérie". Que reflète pour vous ce taux d'abstention historique ? Rachid Grim : En fait c'est un taux d'abstention qui était très fortement attendu par tous les observateurs. Ce qui ne l'était pas c'est la "reconnaissance" officielle du phénomène. Le pouvoir ne nous a pas habitués à une telle "transparence". Pourtant l'enjeu était essentiel ; ce devait être le véritable point de départ de la "Nouvelle Algérie" tant vantée par la propagande officielle depuis l'élection présidentielle du 12 décembre 2019. Est-ce un aveu d'échec de la part du pouvoir ? Loin de là. C'est plutôt une manière de dire que nous sommes déjà dans la "Nouvelle Algérie" et que le nouveau pouvoir a choisi d'être transparent dans sa communication avec les citoyens et de toujours dire la vérité au peuple. En fait cette reconnaissance ne change rien, puisque la nouvelle Constitution a belle et bien été légalement adoptée par une large majorité des 25% du corps électoral qui a participé au vote. Et dès qu'elle sera promulguée par le président de la République elle s'appliquera. La reconnaissance du faible taux de participation (ou du très fort taux d'abstention) servira à crédibiliser le pouvoir en ce sens qu'il aura démontré "qu'il dit toujours la vérité et qu'il a rompu avec le comportement et les mensonges du passé". Il pense pouvoir rendre crédible et acceptable par une large partie des citoyens les décisions importantes qu'il ne manquera pas de prendre à l'avenir. Quant à la signification qu'il convient de donner au fort taux d'abstention constaté, c'est avant tout le rejet par une forte proportion du peuple algérien de la priorité donnée par le pouvoir à une réforme de la Constitution, réforme pensée et organisée en vase clos par le pouvoir en place et pour ses seuls intérêts. Pour une majorité des boycotteurs et des abstentionnistes, la priorité est dans l'institution d'une période de transition négociée avec "le vrai pouvoir", c'est-à-dire l'armée ; d'une durée plus ou moins longue, qui devra mener vers l'instauration d'un nouveau système politique, négocié et accepté de tous. Bien entendu la pandémie de coronavirus a dû jouer un rôle dans cette immense désaffection populaire, mais de mon point de vue, il reste marginal, par rapport au très fort désintérêt porté au référendum par la majorité des citoyens algériens. Quelles leçons politiques tirer de ce scrutin ? Que le pouvoir est prisonnier de la feuille de route qu'il s'est définie avant l'élection présidentielle de décembre 2019 et qu'il compte mener à son terme, coûte que coûte. Cette feuille de route, après l'élection/désignation du président de la République et l'adoption d'une nouvelle Constitution est d'aller vers le renouvellement de toutes les institutions politiques (assemblées élues), la réforme des lois organiques (loi électorale, loi sur les partis politiques). Cela pour faire croire en l'avènement de la "Nouvelle Algérie". Et ce qui est certain c'est que le pouvoir en place continuera à faire la sourde oreille à tout ce qui viendra perturber l'application de cette feuille de route. Il fera la sourde oreille aux appels des partis d'opposition, du Hirak, de la société civile. Ce qui est certain aussi c'est que l'opposition dans toutes ses composantes continuera à revendiquer, qui une "dawla madania, machi askaria", (Etat civil et non militaire) qui une "dawla islamia" (Etat islamiste) ; qui une simple participation à l'exercice du pouvoir. La crise politique continuera donc pour longtemps. À moins que... Dans quelle mesure cette abstention massive peut-elle fragiliser le pouvoir politique ? Le pouvoir politique ne sera pas plus fragilisé qu'il ne l'a été à la suite de la dernière élection présidentielle, qui, elle aussi, a connu un taux d'abstention très important (bien en deçà du taux reconnu officiellement, qui reste faible). Même avec un président de la République mal élu (plutôt désigné), le pouvoir a continué à dérouler sa feuille de route, en faisant comme si toutes les protestations populaires, les manifestations, les marches, les critiques, les interpellations, etc. n'existaient pas. Ou alors n'avaient aucun impact. Et c'est ce qui continuera à se passer. Rien n'indique que le pouvoir, après l'adoption de la nouvelle Constitution, fera preuve de plus de souplesse et de plus d'ouverture qu'auparavant. Il continuera dans sa politique répressive envers les activistes du Hirak, les utilisateurs des réseaux sociaux, les journalistes trop engagés, les hommes politiques trop bruyants, etc. Jusqu'à quand ? Personne n'est en mesure de le dire. Ce qui est certain c'est que pour le pouvoir, la guerre cessera faute de combattants parce que terrorisés par la répression, et parce que le pouvoir aura eu le temps de bien s'installer et qu'il aura acquis assez de stabilité pour ne plus rien craindre, y compris les mouvements de rue. Le pouvoir va-t-il revoir, selon-vous, sa feuille de route et comment ? Tant que rien de nouveau ne l'y obligera, le pouvoir restera droit dans ses bottes et continuera à appliquer sa feuille de route. Et pour le moment rien ne l'y oblige, surtout pas les résultats du référendum constitutionnel. La nouveauté ce pourrait être la fin de la pandémie de coronavirus, qui enlèvera aux pouvoirs publics le principal prétexte pour interdire un réel retour du Hirak, seule vraie force pouvant impacter fortement la pérennité du pouvoir politique actuel. Or tout le monde sait que la crise de coronavirus est partie pour durer longtemps. Elle joue en faveur du maintien du statu quo actuel. Ou alors un événement inattendu consécutif à la maladie du président Tebboune qui pourrait créer une nouvelle situation politique. Il est évident que l'on ne peut pas parier là-dessus, malgré les rumeurs insistantes sur la gravité de la maladie du Président. Pensez-vous que l'issue de ce scrutin redonnera justement de la vigueur au Hirak ? Oui pour ce qui concerne les arguments politiques qu'il pourra mettre en avant : le rejet par le peuple de tout ce qui vient du pouvoir. Non parce que la seule force du Hirak, c'est sa présence dans les rues du pays. Les immenses manifestations répétitives et permanentes qu'il peut organiser. Or la pandémie de coronavirus, comme je viens de le dire, tant qu'elle durera empêchera de telles manifestations grandioses. Sans parler des voix discordantes qui se font actuellement entendre au sein du Hirak qui lui font perdre son homogénéité et donc son immense force de frappe qui résidait dans l'union de toutes ses composantes. Il devra donc avant de redevenir la Force politique qu'il était avant la suspension des manifestations pour cause de coronavirus, resserrer ses rangs et avoir une position commune pour espérer redevenir ce qu'il était en 2019 et ainsi redonner de l'espoir à tout un peuple. Propos recueillis par : Karim Benamar