À Tizi Ouzou, la langue est comme le sang. Y renoncer est un suicide. Chez les archs, se rendre compte que finalement Bouteflika n'octroiera jamais à tamazight le statut de langue officielle fait l'effet d'un couteau planté dans le dos. “Ce pouvoir est corrompu. Ce pouvoir est assassin”, clame un fou de passage devant le siège du commandement de la gendarmerie. À sa vue, les passants se retournent surpris puis pressent le pas, hâtés de vaquer à leurs occupations. La journée est courte car demain (ce jeudi NDLR, date du référendum sur la paix et la réconciliation nationale) est décrété journée de grève générale par les archs pour réclamer l'officialisation de tamazight. Le mot d'ordre diffusé la veille orne les murs de Tizi Ouzou sous l'aspect d'une affiche noire. Estampillé du double slogan “Ulach Smah Ulach. Le combat continue”, l'avis, à certains endroits, est plaqué sur des lambeaux de placards bleus à la faveur de la charte. Des militants du MDS y ont marqué leur territoire. La mention “rejet” figure en intitulé de leurs affiches. Elle supporte deux photos de femmes éplorées, sans doute des victimes du terrorisme. La foule en mouvement semble indifférente à leur sort. Etudiants, chalands ou quidams oisifs débordent des trottoirs. Ils marchent droit devant eux, ignorant l'appel muet des murs. “Je n'ai pas vu les affiches. Je viens à peine de sortir de la maison”, remarque un étudiant confondu. En compagnie de camarades, il se rend au campus Mouloud-Mammeri. Ni l'invite à la grève des archs, ni le refus du référendum par le MDS ont l'air de l'interpeller. “La politique, c'est fini. Ce qui compte pour nous est d'avoir un diplôme et nous tirer de ce bled”, déclare-t-il faussement amusé. Ses amis acquiescent. Après avoir été le bastion de la contestation estudiantine, un modèle pour les universités du pays tout entier, l'université de Tizi Ouzou sombre dans la résignation. Une grappe de téméraires uniquement continue à y entretenir la flamme du passé. Ces irréductibles ont fait parler d'eux en manifestant leur hostilité à la venue de Abdelaziz Bouteflika dans la ville des Genêts pour les besoins de sa campagne référendaire. Evitant de provoquer l'escalade, la police s'est contentée de les encercler, éloignant leurs clameurs des rues principales propres et bariolées par où est passé le cortège officiel. Des fanions pendent encore de part et d'autre des boulevards. Les ornements devaient pallier l'absence des partisans sur les trottoirs. “Le nombre de personnes qui attendaient Bouteflika à proximité de la résidence du wali était dérisoire”, note un commerçant. La désaffection de la population le console de la déception engendrée par le niet du chef de l'Etat à l'officialisation de tamazight. “Nous étions pourtant optimistes”, soutient un de ses amis. Les deux hommes tiennent des magasins voisins au Centre-ville. Entre deux clients, ils détaillent l'actualité politique de la région. Dans leur esprit, la déclaration de Bouteflika sur tamazight est une provocation. “Il veut déclarer la guerre à la Kabylie”, soutient le plus loquace. Explicite, il craint que les jeunes nourris de ressentiments et rongés par le chômage n'y trouvent un prétexte de soulèvement. “La violence n'est pas l'apanage des terroristes”, assène le commerçant. Comme son voisin, il prendra part à la grève décidée par les archs. “C'est la moindre des choses”, tonne-t-il courroucé. Sa détermination et son engagement sont néanmoins une goutte dans un océan de désenchantement. “Si les autres ferment boutique, je ferai de même. Sinon, je serai ouvert comme d'habitude”, prévoit un jeune cafetier. Sa réponse est une ritournelle qui revient dans la bouche de la majorité des commerçants sondés. “Sert-il encore à quelque chose de faire grève? Quant à Bouteflika, combien même ne voudrait-il pas officialiser tamazight, elle est comme ce soleil que personne ne pourra dissimuler sous un tamis”, médite un vieux vendeur de vaisselle. À Tizi Ouzou, la langue est comme le sang. Y renoncer est un suicide. Chez les archs, se rendre compte que finalement Bouteflika n'octroiera jamais à tamazight le statut de langue officielle fait l'effet d'un couteau planté dans le dos. Belaïd Abrika en est encore tout retourné. Toutefois, pour ne pas donner l'impression d'avoir été piégé, il atténue son enthousiasme antérieur en l'attribuant aux spéculations des journalistes. “C'est la presse qui a annoncé que tamazight sera officialisée”, corrige-t-il amer. Cet abattement est perceptible au siège de la coordination implantée dans l'ancien local de la Caisse nationale de retraite. À J-1 du référendum, des délégués s'activent pour la distribution des dernières affiches appelant à la grève. Au cours du prochain conclave interwilayal prévu le week-end prochain à Bouira, Abrika et ses compagnons auront à décider des suites à donner au dialogue. Confus, le délégué des Genêts ne sait quoi penser. “Le dialogue est aussi un moyen de lutte pour faire aboutir nos revendications”. Depuis le faux pas de Bouteflika, aucun contact n'a été pris avec le chef du gouvernement. Néanmoins, le recours à la rue semble exclu tant Abrika privilégie “le combat pacifique”. Au sein des partis politiques de la région, la question de tamazight constitue également la pierre angulaire de la lutte pour la démocratie. Ce combat est impérieux car ni le RCD ni le FFS n'ont cru que le chef de l'Etat ferait cette concession. “Bouteflika a eu une position insultante. Il n'a pas dérogé à la règle. Avec ce pouvoir, tamazight n'aura jamais la chance d'être officialisée. Elle est au centre d'un jeu de dominos entre les différents cercles”, note Boudiaf Boussaad, président régional du parti de Saïd Sadi à Tizi Ouzou. Rabah Brahimi, secrétaire fédéral du FFS est également sans illusions. “Bouteflika est allergique à la Kabylie. Il a des comptes à régler avec elle”, observe-t-il corrosif. Dépeint comme un personnage affamé de pouvoir, le président n'a qu'un but selon les représentants des deux formations : consolider son autorité. Aussi, le référendum est-il un prétexte à l'assouvissement de ce désir. Si de l'avis de Boudiaf, “l'alchimie de la sémantique” et “la danse des courtisans” œuvrent pour un tel objectif, la fraude présagée par Brahimi “fera pousser des fleurs sur du goudron”. Craignant un fort taux de participation factice, FFS et RCD ont enrôlé leurs troupes à Tizi Ouzou. La mobilisation est aussi une simulation du rendez-vous du 24 novembre, date d'organisation des élections locales partielles. S. L.