Liberté : L'Algérie est-elle en mesure de garantir sa sécurité alimentaire à moyen et long terme ? Ali Daoudi : La sécurité alimentaire est atteinte lorsque chaque habitant d'un pays a un accès effectif et permanent à une alimentation suffisante et saine. Garantir d'une manière durable, et à travers tout le territoire national, une disponibilité alimentaire de qualité et à des prix accessibles à tous est forcément un défi. Un défi relevé au quotidien par des millions de travailleurs (dont au moins 2,5 millions dans le secteur agricole), des dizaines de milliers d'entreprises dans différents secteurs (industrie agroalimentaire, services, commerce et logistique, restauration, etc.) appuyés et/ou encadrés par des milliers de cadres dans les administrations publiques et autres établissements techniques (recherche, formation, appui technique, contrôle qualité, etc.). Tous ces acteurs contribuent, directement ou indirectement, à la satisfaction des besoins alimentaires de la population. Ils constituent ce qui est techniquement appelé le "Système alimentaire national". La situation de la sécurité alimentaire du pays est donc tributaire des performances de chacun de ces acteurs et de leur performance collective en tant que système complexe. De par son caractère hautement stratégique pour tout pays, la sécurité alimentaire ne peut être exclusivement laissée au gré des choix et des décisions d'une multitude d'acteurs guidés par leur propre logique d'autant que la coordination entre ces acteurs par les seuls mécanismes du marché peut être imparfaite, voire défaillante. Ce constat nous renvoie à la dimension politique de la sécurité alimentaire qui représente l'un des socles sur lesquels repose l'existence de tout Etat. Car un Etat qui ne garantit pas l'alimentation pour ses citoyens se fragilise et risque de se disloquer. Pour garantir leur sécurité alimentaire, les Etats se dotent de politiques alimentaires afin de structurer, développer et réguler leur système alimentaire. Des politiques alimentaires pérennes et évolutives qui, pour être efficaces, anticipent l'évolution des paramètres globaux comme la demande nationale (quantité, diversité et qualité), l'environnement naturel (changement climatique et ses effets sur la disponibilité des ressources naturelles, notamment hydriques dans le cas de l'Algérie) et le contexte économique national et international (l'offre et la demande à l'échelle mondiale, innovations technologiques, etc.). Les politiques alimentaires doivent donc, en théorie, identifier et engager aujourd'hui les investissements nécessaires pour pérenniser la sécurité alimentaire à moyen et long terme, et ce, en cohérence avec le modèle de développement économique global du pays. L'Algérie dispose-t-elle justement d'une politique alimentaire cohérente et efficiente ? Aujourd'hui, l'Algérie ne dispose pas d'une véritable politique alimentaire constituée d'un ensemble cohérent de plans et programmes multisectoriels qui contribuent tous à faire évoluer le système alimentaire national vers une configuration souhaitée à travers des transformations structurelles et fonctionnelles étudiées. L'absence de cette politique est en soi un élément de fragilité car, sans elle, l'Etat perd la main sur les leviers structurels de sa sécurité alimentaire. Cela dit, l'importation n'est pas un indicateur d'insécurité alimentaire en soi. Elle est dans le cas de l'Algérie plus un révélateur de faiblesses structurelles de l'économie : l'inefficacité du système alimentaire et du reste de l'économie qui n'exporte que des hydrocarbures. En effet, le débat aujourd'hui récurrent sur le sentiment d'insécurité alimentaire que suscite le poids considérable de la facture des importations alimentaires et leur totale dépendance des devises des hydrocarbures, serait totalement secondaire, voire impertinent, si l'Algérie se dote d'une politique alimentaire intégrée dans une véritable stratégie de diversification économique lui permettant à terme d'avoir une balance de paiement structurellement excédentaire, et dans laquelle le poids des importations alimentaires serait négligeable. Pour conclure, la sécurité alimentaire dont nous jouissons actuellement n'est pas un acquis définitif, son maintien nécessite un effort permanent de tous les acteurs du système alimentaire. Je tiens d'ailleurs à rappeler une évidence souvent oubliée : la disponibilité et l'abondance des biens alimentaires ne sont pas l'ordre naturel des choses ; c'est le résultat de progrès techniques, économiques et sociaux laborieusement construits et leur maintien est un défi permanent pour toutes les sociétés. Une partie non négligeable de la population algérienne n'a pas accès à une nutrition suffisante, selon certaines études. Que révèlent de tels constats ? Je ne dispose pas de données fiables pour livrer des chiffres, mais il est certain que la situation économique d'une frange non négligeable de la société s'est dégradée ces derniers temps, notamment sous les effets multiformes de la crise sanitaire que le pays subit, à l'instar du reste du monde. Le ralentissement considérable de l'activité économique des mois durant, y compris dans la sphère informelle, refuge habituel des ménages déjà précaires, plonge une partie de ces derniers dans l'insécurité alimentaire. Je tiens à préciser d'abord que l'insécurité alimentaire de ces ménages, auxquels vous faites référence, a comme origine la baisse ou la perte de leurs revenus et non pas une perte de pouvoir d'achat qui serait causée par une augmentation des prix alimentaires. C'est donc là une crise de la demande et non une crise de l'offre alimentaire. Cette crise révèle que le système de solidarité sociale, dans ses composantes familiale, société civile et étatique, n'était pas préparé à ce genre de choc et a montré ses limites, notamment l'inefficacité des dispositifs publics de lutte contre l'exclusion. Pendant plusieurs mois de crise, les autorités publiques ont été incapables de recenser les ménages vulnérables et d'organiser efficacement leur accompagnement. La solidarité familiale a fonctionné, mais a été limitée par le caractère systémique de la crise qui a touché, en même temps, un nombre important de ménages. Par contre, certaines organisations de la société civile (associations caritatives) ont montré une capacité de mobilisation et une réactivité appréciables. Elles ont, en effet, collecté et distribué des colis alimentaires au profit de dizaines de milliers de ménages. Cette crise est peut-être l'occasion de doter le pays d'un véritable instrument pérenne d'intervention auprès des ménages économiquement vulnérables pour parer aux crises alimentaires d'urgence. Un instrument qui consolide notre système alimentaire et garantit que personne ne sera laissé-pour-compte, comme le prévoit l'un des objectifs de développement durable définis par l'ONU, et pour lesquels, l'Algérie s'est engagée. La crise sanitaire et économique que vit le pays risque-t-elle à terme de mettre le gouvernement dans une situation où il ne pourra pas satisfaire pleinement aux besoins nationaux en denrées alimentaires de base ? En effet, la production du secteur agricole est inférieure à la demande intérieure pour certains produits de large consommation (blés, légumes secs, lait, huiles végétales). Elle est, par contre, équivalente à la demande, ou presque, pour les fruits et légumes et les viandes. Le déficit en produits agricoles est donc comblé par l'importation dont la facture annuelle s'est élevée en moyenne à 8 milliards de dollars les cinq dernières années. Malgré le poids important de la facture alimentaire dans la balance commerciale du pays, notamment en 2020, marquée par une chute brutale des recettes d'exportation des hydrocarbures, le risque d'une rupture des importations paraît improbable. En dépit de la crise des finances publiques, l'Algérie a les moyens de payer sa facture alimentaire dans les conditions actuelles. Cette crise révèle, par contre, l'impertinence des choix stratégiques des vingt dernières années en matière de politiques agricoles et alimentaires. Pas moins de 85 milliards de dollars ont été dépensés dans les importations alimentaires ces dix dernières années (2010-2020). La moitié de ce montant investi dans le secteur agricole aurait suffi à le transformer radicalement et à améliorer significativement ses performances productives. À l'effort de réalisation des réformes structurelles lourdes et d'identification et de réalisation des investissements créateurs de richesses, il a été préféré la facilité de l'importation. C'est ainsi que le modèle de la sécurité alimentaire basée sur les pétrodollars s'est consolidé. L'Algérie n'a d'autre choix que de construire un nouveau modèle de sécurité alimentaire en totale rupture avec l'actuel. Un nouveau modèle dans lequel, les secteurs-clés du système alimentaire national (agriculture et industries agroalimentaires) sont restructurés et renforcés dans leurs capacités, leur fonctionnement, leur intégration, et donc, leurs performances. Pour ce faire, il faut créer les conditions réglementaires et économiques favorables à l'émergence, dans ces deux secteurs et dans les autres aussi, d'acteurs (exploitations agricoles, entreprises de transformation et de commercialisation, etc.) suffisamment forts et performants pour être en mesure de relever les défis techniques, économiques et organisationnels du secteur alimentaire. Il s'agit d'un grand chantier, lourd et exigeant en temps, en compétences humaines (ingénierie des politiques et de développement) et en moyens matériels, mais il est inévitable, car il est le seul chemin vers la sécurité et la souveraineté alimentaires durables. La crise économique actuelle ne devrait pas reléguer les réformes structurelles au second plan ; elles doivent être engagées maintenant et en parallèle avec les actions de gestion de la crise conjoncturelle. L'inaction a un coût. Concernant la gestion de la crise conjoncturelle, deux axes me semblent prioritaires : maîtriser le commerce extérieur des produits alimentaires et réduire leur gaspillage. Le commerce extérieur ne doit pas être contraint, mais réorganisé. La limitation des importations des facteurs de production est contreproductive ; elle détruit de l'emploi et ralentit la croissance économique. La réorganisation passe par la lutte contre les fraudes (surfacturation), mais peut aussi se faire à travers l'encouragement des grandes entreprises agroalimentaires à exporter pour financer l'importation de leurs matières premières, au moins en partie. Les industries agroalimentaires ont un rôle considérable dans l'approvisionnement du marché interne en produits de base, comme la farine, la semoule et les huiles. Ce secteur tient-il pleinement son rôle ? Les industries agroalimentaires (IAA) se sont beaucoup développées ces vingt dernières années en Algérie, un important tissu industriel s'est constitué dans toutes les filières. Elles représentent, d'ailleurs, plus de 50% du PIB industriel du pays (hors hydrocarbures) et elles créent beaucoup d'emplois. À ce titre, les IAA constituent une pièce maîtresse de notre système alimentaire, elles fournissent le marché national en produits très diversifiés, de qualité souvent appréciée. Pour certaines filières (céréales, sucre, huiles), les capacités de transformation dépassent largement les besoins actuels du marché national. Ce qui représente un manque à gagner pour l'économie. Les capitaux engagés dans ces surcapacités de transformation auraient mieux été valorisées dans d'autres investissements plus productifs. La grande faiblesse de nos IAA réside dans leur forte dépendance des matières premières importées, et donc, de leur faible effet d'entraînement sur le secteur agricole national. Dans la plupart des pays développés, les IAA ont joué et jouent encore un rôle-clé dans la modernisation du secteur agricole par l'accompagnement technique et économique qu'elles fournissent aux exploitations agricoles. D'ailleurs, la promotion de l'intégration agriculture-IAA devrait être l'un des principaux chantiers de la réforme structurelle que j'ai précédemment évoquée. Cette réforme peut aussi avoir comme objectif de valoriser les surcapacités installées et le savoir-faire accumulé par les entreprises leaders des principales filières en les réorientant vers l'exportation. En accompagnant ces grandes entreprises à intégrer les chaînes de valeur mondiales et à se lancer dans l'exportation, l'Algérie peut devenir une plateforme de transformation des blés, des graines oléagineuses et de raffinage de sucre pour l'ensemble du marché régional.