Dans son livre qui vient de paraître "La race tue deux fois". Une histoire de crimes racistes (1970-2000), l'universitaire s'attarde sur le déni persistant des crimes racistes en France et sur l'existence d'un racisme institutionnel qui produit et perpétue les violences et les inégalités. Liberté : Comment a débuté votre enquête sur les crimes racistes en France qui ont eu lieu entre les années 70 et 2000 ? Rachida Brahim : Ce sujet est au centre de ma thèse de doctorat de sociologie. Il m'a été inspiré par des descendants de migrants maghrébins et notamment algériens, qui étaient investis dans les luttes de l'immigration et des quartiers populaires. La plupart ont aujourd'hui la cinquantaine ou la soixantaine et ils m'ont parlé de séries de crimes racistes qui ont marqué les années 70, 1973 particulièrement, puis les années 80 et 90, et qui sont restés, à leur sens, impunis. En les écoutant, je me suis trouvée face à ce qu'on appelle une énigme sociologique. Nous étions dans un pays démocratique avec une législation antiraciste et pourtant, ces personnes évoquaient une profonde injustice. J'ai enquêté pour savoir comment cette chose-là était possible. Les violences racistes ont atteint leur paroxysme en 1973. Pourquoi ? Effectivement, 1973 est une année marquante parce qu'il y a eu de nombreux crimes dans un laps de temps relativement court et dans un contexte politique tendu. Nous sommes à un peu plus d'une décennie après l'indépendance de l'Algérie. Par ailleurs, en 1971, l'ancienne colonie a annoncé la nationalisation des hydrocarbures, alors qu'en France, on assiste à un durcissement progressif de la politique d'immigration qui vise notamment les Africains, surtout les Algériens. Dans le sud de la France, des tensions revanchardes sont alimentées par les anciens partisans de l'OAS et les nostalgiques de l'Algérie française. La mort tragique d'un chauffeur de bus va libérer la parole raciste et entraîner les violences. Ce chauffeur a été tué par un passager algérien qui n'avait pas de ticket. Il s'est avéré que l'agresseur était un déséquilibré mental. Mais son état n'a pas empêché un journal, Le Méridional, d'appeler à chasser les Arabes de France. Dans les rues de Marseille, six hommes sont retrouvés morts dans les cinq jours qui suivirent et trois furent tués dès le lendemain. Ces meurtres sont mentionnés dans une ou deux lignes dans les entrefilets des faits divers de la presse locale. Votre livre recense 700 "crimes racistes" entre 1970 et 2000, soit une moyenne de deux par mois. Ce qui montre bien qu'il ne s'agit pas de faits divers isolés... Derrière le terme "crime raciste", on retrouve des agressions, des meurtres ou encore des attentats, et la question des chiffres est très complexe parce qu'il n'y a pas de statistiques officielles. Pour étudier cette question, j'ai constitué une base de données comprenant 731 cas que j'ai recensés en consultant des archives. Et effectivement, même si ce chiffre ne reflète pas la réalité — je pense qu'il y a un fort risque de sous-déclaration —, il montre que la violence raciale ne se limite pas à Marseille en 73 ou à des faits isolés. Même si le contexte, l'intensité ou les acteurs diffèrent, c'est un fil continu, elle perdure jusqu'à nos jours, elle a traversé tout le territoire national et a touché différentes générations. Enfin, par-delà les violences physiques, c'est qu'il est très difficile de mesurer, c'est le coût psychique de ce racisme. Pourquoi la France a-t-elle du mal à reconnaître l'existence de crimes racistes ? Pour un pays, parler de racisme ouvertement, ça demande de se confronter à ses zones d'ombre, ça demande d'accueillir ses émotions d'effroi ou de honte en remontant le fil de l'histoire et en ayant toujours en perspective le bénéfice collectif qu'on peut en tirer. Qui est prêt à faire ça ? Combien sommes-nous ? À l'échelle individuelle, c'est un long processus, et à l'échelle de la société, c'est encore plus difficile parce que la manière même dont est structurée la société empêche cette reconnaissance unanime des crimes racistes et du racisme tout court. Ce livre montre qu'en France, ça fait à peu près 60 ans que des personnes disent qu'elles subissent un racisme qui les conduit à une mort réelle ou sociale, et à chaque reprise, on leur oppose une fin de non-recevoir en disqualifiant leur propos. C'est d'une violence inouïe. C'est très net quand on étudie les débats parlementaires et la législation antiraciste sur un temps long. Les parlementaires ont refusé de légiférer sur le mobile raciste en expliquant qu'il n'y avait qu'un droit en France, un droit commun à tous les citoyens, un droit universaliste, et qu'il n'était pas possible de faire des lois particulières pour prendre en compte le mobile raciste. Or, c'est faux, les personnes qui sont victimes de racisme sont fréquemment soumises à un droit particulier à travers les politiques d'immigration, la politique du logement ou encore les actions publiques à destination des quartiers populaires. Ce droit particulier les stigmatise et les expose à une violence spécifique, et c'est seulement au moment où elles dénoncent leur condition d'existence qu'on tente de les réduire au silence en les universalisant. Peut-on parler alors de racisme d'Etat ? Oui, les différents termes que nous employons pour parler de racisme à cette échelle macrosociale se valent. Dans le contexte actuel, quand nous parlons de racisme d'Etat, nous parlons d'un racisme produit par les institutions étatiques, nous pouvons aussi parler de racisme institutionnel. Pour ma part, dans ce livre, je me suis attachée à décrire quelque chose de plus large, c'est le fonctionnement du racisme structurel. Trois choses caractérisent ce racisme : Il est inhérent au fonctionnement des sociétés modernes. Il fait système en émergeant à la fois à l'échelle interpersonnelle et institutionnelle. Il permet non seulement de produire, mais aussi de perpétuer les inégalités et les violences touchant les personnes racialisées. En l'occurrence, à travers cette histoire des crimes racistes, j'ai constaté que le particularisme et l'universalisme structurent le racisme en France. J'ai constaté que le droit étatique racialisait tout en niant la race et inversement. Et la politique du colorblindness qui est appliquée uniquement quand il y a une demande de justice est sans doute le meilleur moyen de perpétuer les inégalités et les violences inhérentes aux catégories raciales. C'est ce qui explique peut-être pourquoi la plupart des crimes racistes commis durant la période que vous avez étudiée sont restés impunis ou peu punis... Tout à fait. La législation antiraciste française concerne surtout les diffamations, les injures ou les discriminations. Le racisme meurtrier est, pour sa part, un point aveugle. Les personnes que j'ai interviewées se sont mobilisées parce qu'il y avait beaucoup de non-lieux, d'acquittements ou de peines légères avec sursis. Ces verdicts s'expliquent par l'absence de la notion de mobile raciste dans la loi jusqu'aux années 2000. Il n'était donc pas possible de juger des faits qui n'étaient pas reconnus légalement et de permettre aux victimes d'obtenir des réparations. Sous l'influence des institutions européennes, les choses ont évolué en 2003 avec l'adoption d'une loi visant à faire du mobile raciste une circonstance aggravante. Mais cette loi reste extrêmement limitée parce que des preuves orales qui confirment l'agression raciste doivent être réunies. Une victime doit, par exemple, prouver qu'un policier a proféré à son égard des insultes racistes. Et le texte de loi est en soi problématique parce qu'à cette date, les débats parlementaires étaient eux-mêmes empreints de racisme. Le député à l'origine de cette loi minimise le racisme dit antimaghrébin, manipule les chiffres et use de procédés rhétoriques pour stigmatiser les enfants musulmans et les rendre responsables de l'antisémitisme en France. Il y a là quelque chose de désespérant parce qu'une loi antiraciste qui pratique elle-même la racialisation et la division n'est clairement pas à la hauteur des enjeux sociaux qui traversent le pays. C'est paradoxal. Comment est-ce possible ? C'est possible parce que l'idée selon laquelle la démocratie est une chose acquise est une illusion. Ce qu'on constate tous les jours, c'est que les gouvernements ne partagent pas les mêmes idéaux d'égalité que les gouvernés et que la démocratie, c'est plutôt un idéal pour lequel il faut sans cesse se battre. Cette histoire des crimes racistes montre bien aussi que la société, c'est d'abord un système dans lequel on se sert encore de la race, entre autres, pour différencier et hiérarchiser les individus. Dans ce système, le rôle des institutions publiques, c'est d'assurer la reproduction de l'ordre établi et la pérennité des privilèges dont jouit une minorité, pas d'écouter réellement les revendications de ceux qui sont les réels agents du changement. En plus des institutions, la société française elle-même nie l'existence du racisme. Certaines le justifient même... Cette tendance à justifier les actes racistes est aussi très ancienne. Pour reprendre l'exemple de 73, quand on a retrouvé des hommes morts dans la rue, à Marseille, deux camps se sont opposés. Celui qui prenait la défense des immigrés au nom des droits de l'Homme et celui qui refusait la présence des immigrés au motif qu'ils étaient des sous-hommes incapables de s'assimiler. Ces derniers ont justifié cette violence en expliquant que les Arabes étaient dangereux et qu'il fallait se protéger, attaquer avant d'être attaqué. Jusqu'à nos jours, sur la base de préjugés hérités de la période coloniale et qu'on a continué à alimenter depuis, on considère en somme que si des Afrodescendants meurent violemment et prématurément, c'est leur faute. La situation s'est envenimée ces dernières années avec la multiplication des violences policières à caractère raciste et la diffusion à plus grande échelle des idées d'extrême droite. Comment voyez-vous l'avenir ? Ce qui m'est apparu à la fin de ce travail, c'est que la violence raciste fait partie en France, comme ailleurs, d'un système qui utilise des moyens très sophistiqués pour se maintenir, mais ce qui me donne espoir, c'est la force des collectifs qui se sont constitués à chaque génération pour s'opposer à cette violence. Je pense aux Mouvements de travailleurs arabes dans les années 70, aux marcheurs des années 80, au Mouvement immigration banlieue des années 90 et aux multiples comités Vérités et Justice qui se sont créés depuis à la suite des violences policières ; je pense au travail du collectif Urgence, notre police assassine ou à celui du Comité Adama. Ce qui est très stimulant je trouve, c'est de réinscrire ces mouvements dans la durée, c'est de lutter contre le travail de désaffiliation auquel ont été soumis les Afrodescendants en les réinscrivant aussi dans une puissante histoire de la résistance qui prend racine dans les luttes anticoloniales. Entretien réalisé à Paris par : Samia Lokmane-Khelil