«Tous les hommes naissent libres et égaux en droits».Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Depuis quelques années, la France vit des crises à répétition sous l'action de coups de boutoir d'une mondialisation-laminoir selon le juste mot de Jacques Chirac et d'une remise en cause inéluctable du modèle républicain qui a prévalu après la révolution de 1789. Quand on sait qu'un Français sur quatre est d'origine étrangère, qu'est-ce qu'être français? Est-ce ethnique, est-ce religieux, est-ce culturel? Ou est-ce par une adhésion aux idéaux de la République? Ainsi, au-delà des agitations sociales consécutives au CPE, au-delà de la position courageuse du Premier ministre attaqué de toutes parts, notamment par le ministre de l'Intérieur qui a peur de finir sur la même charrette de l'échec, au point que ses conseillers commencent à entrer en dissidence diabolisant le CPE (synonyme, selon eux, de «comment perdre les élections»), les débats qui agitent la société française sur la multiplicité de ses origines culturelles et la visibilité de ses appartenances religieuses révèlent un mal-être profond et persistant. D'un point de vue anthropologique, la France postcoloniale est confrontée à une crise de sa modernisation sociale et culturelle basée sur une vision universaliste de l'homme. Comme si, à la suite de son passé colonial mais aussi de sa participation à l'aventure européenne, la société française peinait à se regarder en face et à accepter ce qu'elle est devenue. (1). Depuis sa Révolution singulière et solitaire, la France a choisi d'être un terroir producteur d'universalisme: les individus de toutes conditions et de toutes origines peuvent se reconnaître dans : Liberté, Egalité, Fraternité. Toutefois, cette patrie de l'universalisme aura eu des penchants différentialistes qui s'exprimeront souvent de manière tragique à travers divers courants politiques. On entend par différentialisme la propension éthique et politique à percevoir, penser et administrer les hommes essentiellement en fonction de leurs spécificités ethniques et culturelles. Cette vision de l'homme se nourrit d'un relativisme culturel et s'oppose à l'universalisme qui, lui, postule l'égalité intrinsèque des hommes par-delà toutes leurs différences sociales, culturelles et religieuses. Effet de retour Lorsque, par exemple, le décret d'Isaac Crémieux de 1870 fit des Algériens juifs des citoyens français, la République fut différentialiste parce qu'elle signifiait par là aussi le déni d'accès à cette citoyenneté aux Algériens musulmans à qui allait être administré le code de l'indigénat de 1881 distinguant les citoyens des sujets français. L'inclination différentialiste s'exprimera durant la Seconde Guerre mondiale : la citoyenneté sera retirée aux juifs d'Algérie. L'empreinte du différentialisme se déploiera hors de la Métropole durant le règne colonial et tout au long des 132 années de l'Algérie française. De 1830 à 1962, l'Algérie aura été un champ d'expérimentation - et d'invalidation - de l'équation «liberté, égalité, fraternité». D'une certaine manière, les banlieues urbaines françaises, où se sont concentrées les différentes couches de peuplement issues de la colonisation et de l'immigration (2) sont le nouveau champ d'expérimentation de cet énoncé à caractère universel. Comme par effet de retour de son passé colonial, la France découvre à présent, avec stupeur et consternation, le différentialisme reflété dans l'agencement urbanistique ce que pudiquement on appelait avant le périphérique (no man's land où des cohortes de générations d'émigrés se sont condensées), voire ont été contenues, ensuite les banlieues les zones prioritaires (ZEP) pour devenir des zones grises et enfin des zones de non-droit où la République n'a pas accès, voire des territoires perdus par la République, contre un adversaire fantasmé, le beur qui, pour faire bonne mesure, est gangrené par l'Islam ou l'islamisme. Ce que Réda Benkirane appelle les bas-fonds sociologiques. La ségrégation spatiale est une réalité. Face à des jeunes Français dont il est souvent dit que - sans au fait chercher à savoir pourquoi - «ils n'aimeraient pas la France», face à des «sauvageons», voire même de la «racaille dont il faut débarrasser la France» tentés par l'intégrisme plutôt que par l'intégration, confrontée à leur délinquance chronique et à leur violence légendaire, à leur marginalisation économique et à leur émergence culturelle (au travers du langage, de l'humour, de la musique, de la danse et du sport), devant leur insistance éhontée à évoquer un passé refoulé (du tribut colonial aux faits d'armes de leurs aïeux au Chemin des Dames à Verdun et au Monte Cassino) ou la contribution de leurs parents aux Trente glorieuses (1945-1973), la République laïque invoque, de manière répétitive et incantatoire, des «valeurs» immémoriales et figées en ce sens qu'elles ne sont pas transposables à d'autres cultures autres que celles d'essence chrétienne. Ainsi, deux thèses s'affrontent, celle de la diversité du monde selon Emmanuel Todd: il faut ici pourtant rappeler une évolution de type universel, celle qui engage la sécularisation des sociétés contemporaines dans une logique accrue de diversité et de multiplicité. La sécularisation ne simplifie aucunement l'évolution de ces sociétés, mais permet de gérer - avec un minimum de friction - leur complexité croissante. L'opposition classique entre égalité et diversité - une perception antinomique commune aux sociétés différentialistes et universalistes-, qui implique que la mise en acte d'une valeur signifie la renonciation de l'autre s'est fortement estompée au cours de la dernière décennie du fait que les sociétés contemporaines sont travaillées par la mobilité, le brassage, la multiplication d'appartenances culturelles de moins en moins liées à l'espace-temps physique et de plus en plus à l'univers ubiquitaire de la communication. C'est désormais un combat d'arrière-garde que de perpétuer une telle opposition. Or l'actuelle ethnicisation des débats, la dénonciation politique des racismes anciens, l'explication sociologique des racismes émergents, la fragmentation de la culture de la citoyenneté, la concurrence victimaire des survivants et descendants des camps de concentration nazis, de l'esclavage et du colonialisme n'augurent pas de la nécessaire mise en phase de l'universalisme français avec la mondialisation des peuples - A ce propos et à l'opposé de cette différentiation entre islamophobie et judéophobie, le philosophe Etienne Balibar propose d'inclure ces deux formes pathologiques de rejet dans un même complexe, vers une notion généralisée de l'antisémitisme : «(...) je crois aussi que le contenu de l'antisémitisme, s'est transformé. L'antijudaïsme ou «judéophobie» n'en forme plus, si ce fut jamais le cas, la réalisation unique. Il est devenu l'un des termes d'un couple qui reconstitue sur d'autres bases le mythe «sémite» du XIXe siècle, et dont l'arabophobie ou islamophobie constitue l'autre composante.» (3). Il n'y a donc pas de concurrence victimaire et la Shoah n'a pas le monopole de la douleur. Au lieu de constater le rayonnement d'un universalisme français, assumant pleinement la pluralité de son héritage, sa grandeur et ses zones d'ombre - sur lesquelles l'histoire doit également faire toute la lumière -, on constate qu'en l'espace d'une décennie, le différentialisme anglo-saxon s'est subrepticement déployé intra-muros. Dans le même temps, sur le plan international, la France poursuit inlassablement sa revendication du droit à la diversité et à l'égalité alors qu'elle reste la plus faible face à un certain hégémonisme politique, économique et culturel... La deuxième thèse «différentialiste», a, on l'aura compris, pour soubassement «la théorie de la supériorité des races européennes» chère à Renan, Ferry. Ce XXIe siècle est en train de voir émerger des idéologies structurantes du type Nazi soft mais tout aussi dangereuses. Ainsi, la publication du rapport Ruffin sur le racisme et l'antisémitisme a constitué une étape symbolique importante dans la dérive différentialiste.(4). La principale caractéristique de ce rapport censé être un texte d'orientation est son traitement asymétrique dans la prévention, la dissuasion et la répression du racisme et de l'antisémitisme. Les différentes expressions du racisme ne seraient pas équivalentes parce qu'en réalité hiérarchisables. Confrontés aux préjudices du racisme, les hommes ne seraient pas égaux puisqu'ils seraient comptables de leur origine et de leur confession qui définiraient, elles, la nature et le degré d'abjection de l'acte raciste dont ils auraient été victimes. On notera la contradiction: d'une part, le discours classique sur les valeurs laïques et républicaines, mais en ce qui concerne les formes diverses de racisme, on cherchera à différencier le traitement répressif selon l'origine ou la confession stigmatisée. «Il y a de fait un constat de recul de l'universalisme français qui ne peut, écrit le sociologue Réda Benkirane, être récusé d'un revers de main, c'est un diagnostic lucide émanant d'un observateur avisé. C'est bien l'esprit visionnaire de l'Empire et des nouveaux barbares, une thèse magistrale parue en 1992, qui a projeté de façon plus fine que la pâle copie du Clash des civilisations, un monde où le différentialisme est porté au rang d'enjeu géopolitique: «le semblable est égal, le différent est inférieur». Tout est dit. Jean-Christophe Rufin définit une ligne de démarcation Nord-Sud, le limes qui distingue l'Empire et les terrae incognitae, le Centre et la Périphérie, l'équilibre et le non-équilibre, la sur- et la sous-humanité. «L'idéologie du limes est une morale de l'inégalité» annonçait Jean-Christophe Rufin, le médecin revenu de la vision humanitaire du monde ».(1). C'est bien cette vision du limes romain, de la frontière entre les uns et les autres qui est plaquée non seulement dans le rapport sur le racisme et l'antisémitisme mais aussi dans notre inconscient collectif, la nouveauté étant la dimension fractale - l'invariance d'échelle - du limes qui distingue au sein même de la République des espaces centraux et périphériques, des citoyens de premier et de second ordres, des formes fondamentales et secondaires de racisme. Même la recrudescence de l'islamo-judéophobie relève d'un dualisme quasi ontologique, d'une différentiation axée Nord-Sud. Comment donc ne pas relever l'identification instinctive des banlieues ou «quartiers sensibles» aux fameuses terrae incognitae où grouille le plus grand nombre en voie de sous-développement et de sous-intégration, ces zones de dissidence, de non-droit et de non-citoyenneté? «Une affaire» parmi tant d'autres symptomatique du malaise de la société française. On se souvient de la mort abjecte du jeune Ilyan Halimi et de la douleur de ses parents en février dernier. Au-delà de l'acte odieux, il faut cependant l'instrumentalisation de cette douleur. Toute la classe politique française de droite à gauche s'est mobilisée. On a vu même le staff gouvernemental, président en tête à la synagogue. Pourtant, la mort des deux jeunes beurs (un Arabe et un Noir) dans des conditions troubles, n'a pas vu le plus petit déplacement des officiels. La réponse fut trois semaines d'exaspération des banlieues. Il y a assurément une hiérarchie dans le traitement de la mort des uns et des autres et pourtant ils sont aussi français qu'Ilyan Halimi. A ce propos et dans le communiqué des Indigènes de la République, on peut lire : «Alors que la révolte de novembre avait replacé le débat concernant l'immigration post-coloniale sur le terrain du système de discriminations ethniques et raciales, ce crime crapuleux fournit l'occasion rêvée de le rabattre une fois de plus sur le registre d'un antiracisme exclusivement moral fondé sur la lutte contre la «haine de l'Autre» et l'insécurité. Le drame d'Ilan Halimi et de sa famille a été exploité dans le cadre de cette offensive. L'enjeu réel de la mobilisation politique qu'il a suscité n'était pas la lutte contre l'antisémitisme mais la lutte contre les Arabes, les Noirs et les musulmans.» L'avertissement «Si cette dimension (antisémite) était avérée, cela ne ferait que confirmer nos avertissements répétés quant aux effets pervers du comportement d'une classe politique et d'une presse qui piègent et empoisonnent en permanence l'opinion publique par la banalisation d'un discours d'exclusion ethnique et religieux.». Le communiqué dénonce «le traitement politico-médiatique de ce crime et alerte l'opinion sur les dangers d'une stratégie politicienne fondée sur l'exacerbation des différences communautaires, ethniques ou religieuses.». Il souligne que «le traitement d'exception accordé au racisme antijuifs risque de construire ces derniers en boucs émissaires potentiels et de creuser les oppositions entre les différentes composantes de la société française dont un des fondements reste la hiérarchisation ethnique et raciale. Le propos est clair: il y a une politique qui s'enracine dans l'histoire coloniale et qui est réactivée aujourd'hui en fonction des enjeux contemporains. Il n'y a pas dans le communiqué des Indigènes de la République l'ombre d'une «concurrence des victimes»; il y a au contraire, l'avertissement que « le traitement d'exception accordé au racisme antijuifs», contribue, à l'inverse de ses objectifs déclarés, à alimenter l'antisémitisme. Dans un monde où l'hégémonie politique et la compétition économique se nourrissent d'une vision darwiniste de «survie du plus fort», la notion de fraternité recule dangereusement. Dans ce contexte d'affrontement généralisé, l'universalisme français peut contribuer à une meilleure entente entre les hommes sur les plans global et local. À la faveur de l'état des connaissances et de la mutation anthropologique de l'humanité à l'ère des technologies de l'information, l'enjeu civilisationnel est de repenser les notions fondamentales de liberté, d'égalité, de fraternité pour que leur approfondissement les relie plutôt qu'il ne les oppose à l'ineffaçable diversité de l'homme. Il faut prendre acte que cette politique différentialiste qui s'exprime de plus en plus ouvertement au sein de l'hémicycle politique et sur la scène médiatique ne va qu'accroître encore la polarisation des différences et amplifier la violence de leurs expressions, parce qu'elle met précisément l'accent sur ce qui sépare et diverge, plutôt que ce qui relie et converge. 1.Réda Benkirane Site Oumma.com et Extrait de Nous autres, sous la direction d'Erica Deuber Ziegler et Geneviève Perret, Infolio éditions, Genève, Musée d'ethnographie, coll. tabou 1, 2005, 2. Emmanuel Todd, Le destin des immigrés. Paris, Seuil, 1994. [RTF bookmark start : sdfootnote3sym]3. Balibar Etienne, Un nouvel antisémitisme? in: Antisémitisme : l'intolérable chantage. Israël-Palestine, une affaire française, ouvrage collectif. Paris, La Découverte, 2003, p. 90. 4. Rufin Jean-Christophe, L'Empire et les nouveaux barbares. Paris: J.C. Lattès, 1992. Chantier sur la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, Rapport au ministre de l'Intérieur, 2004.[RTF bookmark end: sdfootnote3sym]