Ce sont des violences que la société dans sa globalité accepte, banalise et justifie. La victime est déstabilisée. Quand elle se retrouve sous l'emprise de son agresseur, elle n'est pas en capacité de réagir. Liberté : À chaque féminicide, des voix s'élèvent pour tenter de le justifier, souvent en jetant la suspicion sur le comportement de la femme. Quelle est votre appréciation de cet aspect de la problématique ? Soumia Salhi : C'est le cœur de notre combat. Les violences contre les femmes et les féminicides sont inscrits dans les traditions, dans les pratiques sociales qui relèvent d'une oppression patriarcale millénaire. Même dans les pays où les femmes ont conquis leur place, les mentalités continuent de traîner les modèles du passé et leurs préjugés. Et partout, on accuse la femme d'avoir provoqué l'agression par sa tenue vestimentaire ou son comportement, voire par sa présence sur la voie publique. Pourtant, les victimes des féminicides étaient souvent voilées, voire niqabisées, comme la pauvre Razika Cherif de Magra. Pire, la plupart des violences et des meurtres ont lieu au domicile familial. C'est pour que le féminicide reste impuni ou condamné à une peine légère, qu'on invoque l'honneur de la famille et la transgression de normes sociales. Nous militons pour que le féminicide soit reconnu comme un fait de société. Nous dénonçons le fait qu'il soit relégué à la rubrique des faits divers. C'est pourquoi, nous continuerons à en parler, à le dénoncer et à l'expliquer sans cesse, car l'enjeu est de changer la société, de changer son regard et ses pratiques sociales, afin que la femme soit enfin acceptée comme citoyenne à part entière. Les violences commises contre les femmes, notamment en milieu familial, prennent de l'ampleur. Quelle explication donnez-vous à l'amplification du phénomène ? La presse joue un rôle de premier plan pour rendre visibles ces violences. Chaque fois qu'un féminicide est médiatisé, une vague d'indignation submerge notre société, et on découvre l'horreur des violences subies par les femmes. Nos campagnes féministes depuis le début des années 2000 ont brisé le tabou. On ose parler. On ose dénoncer l'innommable. Les données de la DGSN ne permettent d'indiquer ni l'ampleur du phénomène ni la tendance actuelle. La sous-déclaration est naturelle pour une violence qui touche à l'intimité. L'ONU estime qu'une femme sur dix porte plainte. Il faudrait des études, une enquête de prévalence pour évaluer les véritables changements. Nous savons qu'une femme sur trois dans le monde est exposée à des violences physiques ou sexuelles, le plus souvent perpétrées par un proche : mari, père, frère... Nous savons que la violence masculine tue ! L'oppression patriarcale est millénaire. La violence contre les femmes aussi. Dans la société traditionnelle, cette oppression est radicale. Prenons un des éléments essentiels de cette oppression : l'enfermement des femmes dans un espace réservé, loin de l'espace public. Ce qui a changé, c'est que la femme a aujourd'hui accès à l'espace public pour ses études, puis pour son travail et de plus en plus pour faire son marché, voire participer à la vie publique de la cité... et ce changement, cette percée des femmes hors de la sphère familiale, ne pouvait se passer sans heurts. Les coups que nous recevons, le harcèlement sexuel et moral sont des rappels à l'ordre, une volonté d'assignation au rôle traditionnel. Mais notre progression est inéluctable. Les victimes de ces violences sont issues de milieux sociaux et intellectuels différents. Pourquoi se soumettent-elles jusqu'au coup fatal ? C'est un silence imposé. Un silence de la terreur. Un silence pour protéger l'honneur et la réputation de la famille et, souvent, pour protéger les agresseurs. Malgré toutes les difficultés, des victimes arrivent à en parler. L'ONU a estimé à 10% les victimes qui osent dénoncer les violences qu'elles subissent. Subir des violences physiques, un harcèlement, une agression sexuelle, c'est très douloureux. Ce sont des violences que la société dans sa globalité accepte, banalise et justifie. La victime est déstabilisée. Quand elle se retrouve sous l'emprise de son agresseur, elle n'est pas en capacité de réagir. Il est très difficile d'accepter de rendre publique l'agression subie. On craint le regard de la famille, celui de ses collègues, quand il renvoie à celui d'objet du désir de l'agresseur. Les dispositions du code pénal relatives aux violences contre les femmes ne sont pas exploitées. Très peu de victimes déposent plainte contre le conjoint ou le parent proche qui les harcèlent moralement ou les agressent physiquement. Pourquoi ? D'abord, il y a la difficulté pour la victime de franchir le pas et de dénoncer son bourreau. Mais il y a aussi partout la difficulté de parcourir le chemin difficile des procédures. Alors que la femme, violentée ou agressée, est désemparée, il lui faut réunir les preuves de son accusation. Il faut trouver une oreille attentive au commissariat. Il faut franchir le cap des procédures judiciaires incertaines... tout cela sous la menace de représailles de l'univers patriarcal, et la crainte de la désapprobation de l'entourage familial. La clause du pardon est un frein. Un message d'impunité aux agresseurs. Nous avons besoin d'interroger la pratique judiciaire. Faire le constat des dysfonctionnements... Ce que je conseille aux victimes, qui sont très nombreuses, c'est de ne pas rester seules avec leur souffrance. Il faut en parler à une amie, à une militante, à une écoutante, même sous le couvert de l'anonymat. Ce genre d'expérience peut détruire une vie. Pensez-vous que les associations de défense des droits des femmes et l'Etat n'en font pas assez pour mettre un terme ou, du moins, réduire ces violences ? Les associations de femmes agissent et font progresser la réflexion. Certes, nous ne suffisons pas à la tâche. Dans la lutte contre les violences faites aux femmes, chacune, chacun est concerné(e) et a le devoir de s'engager. Il faut continuer à faire ce que nous faisons, c'est-à-dire déligitimer la violence faite aux femmes et culpabiliser les agresseurs. Mener des campagnes d'information et de sensibilisation sur les droits, bien évidemment c'est notre mission ; il faut continuer à agir pour réhabiliter la victime. Dénoncer et exiger des réponses législatives efficaces. Le 25 novembre 2020 a été un moment privilégié pour le faire. La lettre ouverte signée par plus d'une vingtaine d'associations féministes rappelle l'urgence d'agir. Il faut signaler rapidement les violences pour protéger les femmes avant qu'elles ne meurent ; venir en aide aux femmes et aux enfants victimes de violences par la construction de centres d'hébergement, partout dans le pays ; assurer la qualité de l'accueil des victimes (développement de programmes de formation des professionnels de la police, de la justice, des services sociaux pour protéger les victimes, éloigner l'agresseur, enregistrer la plainte, orienter les victimes vers des structures dédiées..) ; des dotations financières aux associations d'aide aux femmes victimes de violences et le droit de se porter partie civile auprès des tribunaux dans les affaires judiciaires liées aux violences faites aux femmes ; mettre en place un dispositif de lois efficace contre les violences faites aux femmes ; l'éloignement immédiat de l'agresseur, en attendant l'enquête et la mise en place de modalités de jugement rapide et exemplaire... Il faut abroger l'article 326 du code pénal qui permet à l'auteur d'un viol d'échapper aux poursuites s'il épouse sa victime, laquelle est alors exposée à un mariage forcé. Le Maroc l'a retiré en 2014 et la Tunisie en 2017. Donner aussi une définition précise, en tenant compte des pratiques criminelles, des concepts de viol et de violence ; introduire la notion de "féminicide" dans le code pénal ; abroger le code de la famille et promulguer une loi-cadre contre les violences faites aux femmes sont, entre autres, des mesures à prendre. Comment s'attaquer aux causes de la violence ? Il faut des campagnes massives d'éducation à l'égalité, dans les programmes et établissements scolaires, dans les placardages de rue, dans les médias et les télévisions, en particulier ; une reconnaissance officielle de la discipline de victimologie. Ce qui implique l'organisation institutionnelle de son enseignement dans tous les cursus universitaires concernés : santé, justice, services sociaux et services de sécurité). La création d'Unités hospitalo-universitaires dédiées à l'accueil, la prise en charge et l'orientation des femmes victimes de violences. L'ouverture de cellules spécialisées dans les commissariats de police, les gendarmeries et les tribunaux. L'application rigoureuse de la loi sanitaire de 2018 concernant l'obligation de signalement par tous les professionnels de la santé. Le signalement des violences faites aux femmes et aux enfants ne doit pas être opposable au secret médical. Propos recueillis par : Souhila H.