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«La principale bataille se déroule au niveau de la société » Soumia Salhi. Militante féministe, présidente de la Commission nationale des femmes travailleuses
Dans la rue, au travail ou à l'université, les femmes sont victimes de harcèlement dans toutes ses formes, malgré la présence de lois. Pourquoi ? Les femmes accèdent de plus en plus nombreuses à l'emploi, minant les bases objectives de l'ordre patriarcal. Mais la représentation de la femme change beaucoup plus lentement et les mentalités sont en retard sur ces évolutions. En plus chez nous, non seulement le processus est récent, mais nous sommes encore minoritaires à accéder à l'emploi et à l'indépendance économique. Conjuguée à la crise aiguë du logement dans notre pays, la crise de l'emploi et notamment la faiblesse de l'emploi féminin permettent la survie de structures et de pratiques sociales issues d'un ordre social révolu. Même dans les sociétés industrialisées où le salariat des femmes, plus ancien, est bien plus massif, l'idéologie patriarcale survit. Il s'y maintient des mentalités machistes et des pratiques sociales rétrogrades se renouvellent au lieu de disparaître. Partout dans le monde, la lutte pour la dignité des femmes est une longue marche. Les lois sont des outils nécessaires mais que des outils, des jalons dans notre bataille au sein de la société. Il faut faire reculer le machisme, imposer de nouvelles pratiques, avancer vers des rapports hommes femmes égalitaires. La campagne internationale #metoo n'en finit pas de nous révéler la réalité sordide des paradis les plus opulents de la planète et l'immense souffrance des femmes dans ces pays où l'on nous disait l'oppression patriarcale abolie. Et je vous parle des femmes libres et pimpantes, non pas de l'esclavage moderne de masse qui se développe dans ces pays malgré les progrès évidents pour la majorité des femmes. C'est un long combat. Chez nous, les violences domestiques sont anciennes, nous connaissions aussi ce harcèlement de rue agressif qui réprimait la minorité de femmes qui osait sortir. Pourtant le développement du harcèlement sexuel c'est maintenant, c'est demain avec l'essor de l'emploi féminin et avec la progression de la présence féminine dans l'espace public. La généralisation des emplois précaires, et plus généralement de la précarisation sociale du fait des politiques libérales, nous fait aussi craindre une augmentation des statistiques du harcèlement sexuel. Voilà, il faut lutter pour des lois efficaces qui nous permettront de mieux nous défendre, mais la principale bataille se déroule au niveau de la société. Pourquoi ces femmes ont peur de la dénonciation et optent pour le silence ? Les femmes parlent de plus en plus. La campagne internationale actuelle est un déferlement de dénonciations. Chez nous par rapport au tabou absolu d'il y a une quinzaine d'années, le changement est spectaculaire. Après notre campagne de 2003, des centaines de femmes harcelées contactaient chaque année notre centre d'écoute. Chaque année, police et gendarmerie publient leurs statistiques des plaintes pour harcèlement. Mais comme l'indique l'ONU, la majorité des victimes préfèrent se taire. La nature même de l'agression favorise le silence. D'abord, il n'est pas facile de prouver le harcèlement sexuel ou le viol, car ces agressions se déroulent sans témoin et ne laissent pas toujours beaucoup de preuves. D'autant que le harcèlement en milieu professionnel est le fait de détenteurs de pouvoir. Il n'est pas aisé de dénoncer un supérieur hiérarchique, un responsable... Et souvent la solidarité des autres responsables isole la plaignante dont la parole pèse moins que celle des supérieurs hiérarchiques. Et puis, il est assez humiliant dans les rapports entre collègues de se trouver, tout d'un coup, réduite à l'état d'objet sexuel, de gibier sexuel. Surtout chez nous. Car chez nous, plus qu'ailleurs dans le monde, le conservatisme ambiant paralyse la victime qui craint le regard de la société, celui de la famille. C'est pourquoi nous considérons comme une victoire précieuse la fin du tabou, le début de changement du regard de la société obtenu par la campagne de la CNFT en 2003 et 2004. L'article 341-bis du code pénal qui criminalise le harcèlement sexuel depuis 2004 résulte de cette campagne et de son écho dans la société. Il offre ainsi une nouvelle norme sociale qui réprouve le harceleur et réhabilite sa victime. Chaque jour, la société exprime sa condamnation du harcèlement et n'accable plus les victimes comme lors des décennies précédentes. Souvenez-vous de l'odieux assassinat de Razika Cherif par un harceleur agressif. La manifestation dans les rues de Magra portait haut des banderoles exigeant le respect des femmes. Et cela dans la wilaya de M'sila. Cela témoigne de la profondeur des changements en cours des mentalités. Après plusieurs années d'une campagne plaidoyer pour une loi-cadre sur les violences, que nous avons menée au sein d'un collectif d'associations, c'est cette caution populaire si fortement exprimée à Magra qui a permis d'achever le processus législatif d'adoption de la loi sur les violences de 2015. Après il faut continuer de se battre pour imposer ces nouvelles normes sociales. Vous avez lancé une grande campagne sur le territoire national pour la lutte contre la violence à l'égard des femmes. Où en est-elle aujourd'hui ? Effectivement, le 28 novembre 2017, à l'occasion de la Journée mondiale de lutte contre les violences faites aux femmes, la Commission nationale des femmes travailleuses, CNFT/UGTA, a lancé une nouvelle campagne nationale sur ce thème. Car la bataille des mentalités n'est pas encore totalement gagnée. On désapprouve le harcèlement, mais on trouve des excuses au harceleur, preuve qu'il y a une sorte de ressentiment contre cette femme qui est là dehors, libre de ses mouvements au lieu d'être enfermée comme nos grand-mères. Alors que les victimes sont souvent voilées, on prétextera toujours une prétendue provocation de la travailleuse, dont le principal tort est en fait d'être là dans un espace qui était, dans le passé, réservé aux hommes. Cette campagne durera jusqu'au 25 novembre 2018 avec les slogans : « Ensemble contre les violences faites aux femmes, contre la tolérance sociale qui justifie les violences subies par les femmes». Banaliser les violences à l'encontre des femmes participe au maintien et à la reproduction de ces violences. Notre campagne est un appel à prendre conscience et une invitation à agir, car nous sommes toutes et tous concerné-e-s. D'ailleurs nos activités sont ouvertes aux hommes. Nous voulons impliquer les syndicats et les entreprises. Nous pensons par exemple que les actes de violence peuvent être énumérés dans le règlement intérieur de l'entreprise et permettre de sanctionner l'agresseur. Ce sont des dispositions de prévention et de protection de la santé et la sécurité au travail, des mesures à prendre au sein de l'entreprise en accord avec les syndicats dont la responsabilité est aussi engagée. Nous estimons nécessaire d'agir avec les associations qui apportent aide et soutien aux victimes. Pour 2018, des rencontres-débats sont au programme et ont déjà concerné Alger, Chlef, Bordj Bou Arréridj, Ouargla, Tiaret, Sidi Bel Abbès, Béjaia, Boumerdès et Tizi Ouzou, d'autres wilayas suivront. Nous prévoyons une formation des militantes pour l'écoute et l'accompagnement des victimes et nous tiendrons des ateliers pour informer les militantes syndicalistes sur ce que dit la loi. Nous allons bien évidemment poursuivre notre plaidoyer pour parfaire la loi. Nous demandons par exemple des dispositions qui protègent les témoins contre le risque de représailles au niveau professionnel. Nous sensibiliserons aussi à la nécessité d'agir pour l'abrogation du code de la famille qui consacre la permanence de l'oppression des femmes. Un colloque est prévu pour faire le point sur les avancées pour les droits des femmes en Algérie. Qu'est-ce qu'il y a lieu de faire pour lutter contre ce fléau ? A travers nos actions, nous voulons aider à faire entendre cette douleur silencieuse des femmes. Nous voulons agir pour améliorer le parcours des femmes victimes de violences et assurer l'accès à leurs droits. Les mentalités rétrogrades, l'infériorisation de la femme sont des survivances d'un ordre social patriarcal plusieurs fois millénaire. Il faut combattre par la modernisation des bases objectives de nos sociétés, par l'instruction, le développement créateur d'emploi, l'aide à l'emploi féminin par la socialisation des tâches domestiques, l'accès au logement et enfin faciliter l'accès à l'espace public et à la vie publique. Notre campagne ne doit pas se relâcher pour maintenir un regard de la société favorable aux victimes et permettre à ces dernières de prendre confiance et d'oser se défendre. Il s'agit aussi de bâtir un front de plus en plus large de militantes et de militants solidaires contre cette violence. Il faut multiplier les lieux d'écoute et de soutien psychologique et juridique, créer des lieux d'hébergement pour les victimes. Il faut autoriser les professionnels de la santé, notamment les médecins, à signaler les violences constatées. Il faut former et sensibiliser au repérage des signes de violences et aider les victimes à en parler, à dénoncer. Il faut oser témoigner et organiser la solidarité avec les victimes.