Par : Saïd Boukhelifa Expert international en tourisme
Le tourisme est à la fois l'un des vecteurs principaux et l'une des premières victimes économiques de la pandémie, vu le caractère périssable de ses services marchands." De mars à septembre 2020, l'Association internationale des experts scientifiques du tourisme (AIEST) a lancé une étude d'une ampleur inédite auprès de 23 pays. L'objectif : connaître les mesures prises par les pouvoirs publics pour soutenir le secteur durant la crise, détailler les stratégies des acteurs du tourisme pour y faire face, définir le rebond à court et moyen termes et enfin imaginer l'avenir du tourisme, avec ou sans Covid-19. Les résultats de cette enquête sont instructifs et montrent également les nombreuses similitudes des contextes et des réactions à travers le monde. Le président de l'Association francophone des experts et scientifiques (Afest), Patrick Viceriat, et la vice-présidente Claude Origet du Cluzeau ont compulsé conjointement cette étude de l'AIEST d'une centaine de pages pour en faire une synthèse intéressante d'une dizaine de pages. J'y rajouterai une partie concentrée de la situation algérienne exprimée à travers le message de détresse du syndicat des agences de voyages, lisible vers la fin de cette contribution. Dès la mi-mars 2020, l'AIEST a lancé, parmi ses membres, une étude in vivo des impacts de la pandémie sur le tourisme. Des chercheurs et consultants de vingt-trois pays se sont portés volontaires pour cette étude inédite par son ampleur. La liste des pays participants : Allemagne, Australie, Autriche, Bosnie, Bulgarie, Canada, Croatie, Finlande, France, Grande-Bretagne, Grèce, Italie, Japon, Malte, Monténégro, NouvelleZélande, Pologne, République Tchèque, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suisse, Vietnam. De fin mars à mi-septembre 2020, le travail s'est déroulé en quatre vagues thématiques portant sur les mesures prises par les pouvoirs publics, les stratégies des acteurs du tourisme, le rebond du tourisme à court et moyen termes et l'avenir du tourisme, avec ou sans Covid-19. Ce qui frappe tout d'abord dans cette analyse transversale, ce sont les similitudes des contextes et des réactions à travers le monde. On peut également remarquer que les informations recueillies lors des deux dernières phases de l'étude, soit juillet et septembre 2020, ont eu lieu à des moments où flottait l'espoir d'une rémission durable de la pandémie . 1. Les interventions économiques des pouvoirs publics Dans cette conjoncture inédite, les Etats ont dû constamment faire des arbitrages entre la santé physique des citoyens et la santé économique des entreprises. Or le tourisme est à la fois l'un des vecteurs principaux et l'une des premières victimes économiques de la pandémie, vu le caractère périssable de ses services marchands : nuits d'hôtel, places d'avion et repas invendus sont automatiquement perdus. De fait, le tourisme constitue maintenant un baromètre de la santé économique internationale. Toutes les entreprises de tourisme sans exception sont touchées, mais leurs ramifications également (commerces, musées, spectacles...). L'objectif général des pouvoirs publics dans les différents pays a été d'amortir le choc : sauvegarder les emplois et éviter les faillites, ce qui, concrètement, revenait à assurer la trésorerie des entreprises à court terme, leur stabilité et leur solvabilité à long terme. En un mot, garder tous les professionnels prêts à rebondir quand la conjoncture serait plus favorable. Malgré la diversité des pays à l'étude, qui sont tous des destinations touristiques reconnues, on observe une étrange similitude dans les mesures prises d'un pays à l'autre (voir tableau ci-contre). Il n'a cependant pas été possible d'évaluer les montants des aides publiques, car ils sont variables et assez instables, même sur trois mois ; ils évoluent au fur et à mesure des besoins des entreprises et de l'évolution de la pandémie. Toutefois, on discerne quelques pratiques innovantes : -Les annulations d'impôts qui agissent comme de "l'argent hélicoptère", améliorant la trésorerie, mais pas la solvabilité. -L'allègement ou la suppression d'impôts et/ou charges, notamment sur les heures supplémentaires. -La transformation de dettes impossibles à rembourser en un allègement d'impôts. -L'accélération ou le renforcement de déductions fiscales pour pousser les investissements dans les entreprises encore en bonne santé. Les mesures spécifiques en faveur de l'économie numérique, souvent portée par de jeunes start-up ou des auto-entrepreneurs, par hypothèse fragile. Mesures gouvernementales Allègement de taxes / charges / impôts / mises en œuvre ou testées - Exemption d'impôts temporaire et partielle. - Suppression de taxes. - Paiement différé d'impôts. - Accélération des remboursements de taxes. - Paiement différé ou abandon de charges sociales. - Abandon ou réduction de taxes, charges et contributions touristiques. - Exemptions de taxes sur les heures supplémentaires. Soutien ou sécurisation de la trésorerie - Paiement différé des charges d'énergie, communication et services. - Réduction de loyers, ou allocations locatives, évictions différées. - Subventions et cash-flow pour aider les PME. - Dépréciation accélérée des déductions de taxes (= incitation à l'investissement). - Prêts du gouvernement sans intérêt ou à intérêts très faibles. - Garantie d'emprunt hors Etat. - Emprunts garantis par l'Etat, à faible taux d'intérêt ou sans intérêt. - Conversion d'emprunts difficiles à rembourser en crédit d'impôt (Italie).
Eviter les faillites, garder les emplois - Chômage partiel indemnisé, salaires subventionnés, aides aux chômeurs, allocations aux auto-entrepreneurs. - Suspension des mises à pied d'employé.
Réduire les difficultés et promouvoir l'avenir *Australie Soulager les difficultés de l'économie. *Australie, Grande-Bretagne, Slovénie, Suisse Mesures financières spécifiques en faveur de l'économie numérique et de start-up *France, Grande-Bretagne Chèques vacances pour des vacances domestiques après la crise. 2. Les stratégies des acteurs du tourisme Malgré l'adversité, ce secteur s'est montré particulièrement innovant et flexible. Mais sa situation demeure néanmoins très préoccupante. Ce secteur n'enregistre quasiment aucune vente depuis la pandémie. Il tente de protéger sa trésorerie, notamment par l'émission de vouchers d'une validité de 18 mois en lieu et place du remboursement d'un voyage annulé. Un dispositif soutenu par certains gouvernements. Beaucoup d'agences s'efforcent de maintenir, en ligne, leurs relations avec leurs clients. 3. Le rebond du tourisme dans les 12 prochains mois À la mi-mai 2020, on avance à petits pas vers... une nouvelle normalité : beaucoup de pays commencent leur déconfinement, mais le tourisme en est le dernier bénéficiaire. Cependant, certains signes de rebond sont perceptibles. Le travail de cette phase s'est concentré autour de deux questions clés : à quoi doivent s'attendre les acteurs du tourisme dans les 12 prochains mois face à la réouverture des marchés ? Quels changements pour adapter le tourisme des 12 prochains mois au regard du comportement des vacanciers ? Que devraient attendre les acteurs du tourisme dans les 12 prochains mois ? Le tourisme intercontinental ne reprendra que bien plus tard, avec la réouverture conjointe des frontières et des lignes aériennes. Les conditions de franchissement des frontières sont bien sûr cruciales pour le tourisme. Les voies aériennes seront reconfigurées, avec des changements ou des suppressions de hubs, et de nouveaux standards sanitaires et de services (avec la probable suppression des repas à bord). Il y a là sans doute une nouvelle opportunité pour des vols charters intercontinentaux point à point. Les tarifs aériens devraient significativement augmenter et des passeports sanitaires, avec périmètres géographiques, pourraient être imposés. Outre des tests à l'embarquement, les compagnies aériennes voudront dégager leurs responsabilités avec des attestations de la part des voyageurs ; tout cela rendra l'aérien moins attractif. La Covid-19 restera à la fois un problème de santé et un défi économique avec deux conséquences : le changement dans la perception des risques devient un facteur de différenciation. Le double risque d'une deuxième vague épidémique et d'un confinement forcé à l'étranger pèseront lourd dans les décisions de voyage. Les incertitudes de chacun sur leur avenir professionnel impacteront les décisions et les achats. Ces deux facteurs combinés affectent une activité, le voyage, qui pourtant fait partie des éléments basiques de la consommation. Donc, en l'absence de conditions ouvertement favorables, il n'y aura pas de reprise des voyages long-courriers à court terme. Dans l'aérien, on ne s'attend pas à un retour complet à la normale avant au moins janvier 2022 ! À l'horizon d'un ou deux ans, la maxime sera "moins et peu" : moins de voyages, groupes plus petits, plus répartis dans la nature, avec des choix moins "marchands", et une attention plus forte portée aux règles sanitaires. Les vacances coûteront plus cher, et le nombre de touristes baissera. Les comportements, qui s'étaient adaptés à court terme à la situation, vont évoluer au-delà de deux ans vers ceux antérieurs à la crise. Ce qui explique le faible changement de comportement à long terme, c'est que le tourisme est fondé sur un habitus de vacances : si les fondamentaux économiques de notre existence ne sont pas bouleversés, alors la vision des vacances non plus. Le tourisme continuera aussi à être un mécanisme de redistribution entre pays riches et moins riches, pour le plus grand bien de l'activité touristique. 4- L'avenir avec ou sans covid-19 : une nouvelle normalité De juillet à septembre 2020 : des réservations incertaines, des annulations à tout va, des destinations nature... Le tourisme a relevé du possible, pas du souhaité, tout à la fois en raison des craintes de contamination comme des changements récurrents dans les protocoles sanitaires des autorités : destination, durée, type de vacances... On ne voit pas la lumière au bout du tunnel avant fin 2021 : les déplacements dépendent des autorisations et non des envies. Et les garanties sanitaires restent primordiales. Seuls un vaccin et un traitement efficace de la Covid-19 pourraient changer la donne. Alors, le tourisme international reprendra, mais dans un contexte de forte concurrence. Durant cette période intermédiaire, les fonds propres des entreprises devront compenser les RBE négatifs. Mais beaucoup sont trop endettées, et guettées par la faillite. La demande redeviendra la même qu'avant la crise, mais la volatilité de l'économie et les préoccupations sanitaires, surtout si la crise dure, pourraient de plus en plus modifier les comportements. Quand la pandémie sera maîtrisée, les bouleversements économiques vont avoir des effets à long terme. Globalement, la récession peut, pour beaucoup, entraver le développement du tourisme. Ainsi par exemple, dans le tourisme d'affaires, chaque fois qu'une rencontre ne concernera pas un premier contact, on pourrait avoir recours aux rencontres en ligne. Les voyages intercontinentaux s'en remettront dans cinq ans, certains disent jamais, comme avant la crise. La réduction des capacités de production, notamment dans l'aérien, contribuera à l'adaptation à cette nouvelle donne. Et si la demande est forte, les prix augmenteront, ce qui assèchera une partie de cette demande. Le rebond du tourisme intercontinental va dépendre du redéploiement des grandes compagnies aériennes, avec leurs hubs et leurs correspondances, tandis que les compagnies lowcost, avec leurs coûts réduits, leur modèle économique simple et leurs connections point à point, s'adapteront plus facilement. Le rebond est une question de survie. Certes, les survivants auront moins de concurrence, mais ils devront assurer à court terme leur trésorerie. La partie algérienne du monde des voyages précarisée et sinistrée La perte à travers les chiffres de l'industrie touristique mondiale, transport aérien compris, est évaluée à 1300 milliards de dollars, avec un milliard de touristes en moins, en 2020, selon les statistiques de l'OMT (Organisation mondiale du tourisme), créée en 1950 par les Nations unies. Et selon l'IATA (organisation internationale de l'aviation civile), qui regroupe 290 compagnies aériennes, les pertes sont estimées à 119 milliards de dollars. Notre compagnie nationale Air Algérie a connu un manque à gagner de 45 milliards de dinars, selon le ministre des Transports. L'impact négatif, voire fatal est trop lourd pour le secteur touristique. Agences de voyages, hôtels, restaurants, autocaristes. Déjà une année, annus horribilis, février 2020 - février 2021, qui a été marquée par un énorme manque à gagner pour les opérateurs en tourisme. Cela va de 2 à 3 millions de dinars minimum de pertes pour les nouvelles et de 10 à 30 millions de dinars pour les agences spécialisées dans le créneau du tourisme religieux, hadj et omra. Conséquences, plus de 1000 agences ont fermé, un autre millier suivra d'ici fin mars. Car cela fera quatre saisons de ratées, printemps, été, hiver 2020, printemps 2021. La fermeture des aéroports et l'absence de vols domestiques et surtout internationaux ont engendré la grande partie du naufrage des agences qui réalisent 70% de leur chiffre d'affaires sur la base du transport aérien, ventes de billets en vols secs, et dans le cadre de montages de packages touristiques. Pour les hôteliers, c'est une dramatique situation aussi. En 2020, le meilleur hôtel a réalisé un taux annuel d'occupation de chambres de 10%, sachant qu'il en faudrait 40% pour équilibrer les charges et 60% pour faire des bénéfices. La tragédie concerne les nouveaux hôtels qui ont ouvert en 2019-2020, endettés auprès des banques. Sans avoir des statistiques officielles précises, on peut estimer à plus de 500 milliards de centimes de pertes. Un immense désastre financier et social, plus de 50 000 chômeurs allant augmenter la courbe du chômage. Provoquant une baisse de la consommation nationale qui engendre une décroissance économique. La Fnat et le Snav (associations corporatives) avaient saisi par courrier le ministère du Tourisme en été 2020. Sans écho. La situation des agences empirant de plus en plus et suite au message SOS ci-après, des agences ont provoqué un sit-in devant le ministère concerné, la première semaine de février 2021. Le jeune secrétaire général de ce ministère, communicatif, était descendu à leur rencontre. Puis il en reçut six dans son bureau, en leur exhibant des courriers adressés au ministère des Finances et à celui du Travail, avec copies au Premier ministère, et cela, durant l'été passé. Le ministre du Tourisme aurait déclaré, quelques mois auparavant, avec une grande maladresse, à l'endroit des agences qu'"il ne faudrait pas compter sur l'Etat". Dans son subconscient, il pensait : "Mon ministère reçoit un des plus faibles budgets du gouvernement depuis une dizaine d'années, insignifiant, voire ridicule. Le parent pauvre de l'économie." En se référant au tableau cité plus haut des pays européens ayant réagi à la situation déficitaire des opérateurs en tourisme sur leur territoire, il est clair que les nôtres ont été incompris, marginalisés et méprisés. D'où leur levée de boucliers et leur bronca. Il est urgent pour les pouvoirs publics de revoir leur position, de renflouer les caisses des agences et de tenir compte de leurs légitimes revendications, à l'instar des pays européens, car le tourisme est créateur de richesses. La saison estivale s'annonce aussi déficitaire, aggravant leur précarité. Appel de détresse du syndicat des agences de voyages "Depuis bientôt une année, février 2020-février 2021, les agences de voyages ont atteint un stade de précarité avancée, pour certaines, ce fut la mort lente, elles ont mis la clé sous le paillasson. Compte tenu de la pandémie de coronavirus qui perdure et dont la fin prochaine demeure incertaine. Cette tragique situation économique et sociale, ayant entraîné la fermeture définitive de plus 1500 agences, faute d'activités touristiques appropriées. Fermeture des aéroports internationaux et domestiques. Déplacements interdits inter-wilayas des autobus, etc. 1000 autres agences fermeront d'ici à fin mars 2021 avec les conséquences néfastes, du personnel congédié, qui aggravera la courbe déjà lourde du chômage. Plus de 10 000 nouveaux chômeurs. Baisse de la consommation nationale et frein de la croissance économique. À cet effet, le secteur a besoin de l'aide, de la coopération et de la compréhension des ministères concernés, Finances/banques-impôts, du Travail/Cnas-Casnos, des Transports/Air Algérie, appelés à être attentifs à la détresse des agences de voyages en prenant en compte leurs problèmes suivants vitaux, à résoudre, à aplanir, à élaguer. Des mesures urgentes 1- Annulation des redevances fiscales et parafiscales pour les exercices 2020-2021, agences fermées, aucun chiffre d'affaires réalisé. 2- Attribuer des prêts bancaires à taux très réduit aux agences, afin de pouvoir payer les charges fixes. Car la pandémie perdurera au-delà de l'été prochain/période des vaccins, troisième vague annoncée dans plusieurs pays. 3- Annulations des cotisations sociales Cnas-Casnos pour les exercices 2020-2021, aucun chiffre d'affaires réalisé, personnel non payé ou licencié. 4- Attribuer une aide ou subvention financière de l'Etat au personnel impayé des agences de voyages depuis plus de 10 mois et leur situation sociale perdurera 20 000 environ. 5- Air Algérie, surseoir à la facturation aux agences de voyages des redevances Amadeus jusqu'à la reprise effective des vols internationaux, et tenir compte des paiements anticipés des redevances Amadeus pour l'année 2020, sans prestations, à compter de mars 2020. Ciel fermé au transport aérien. Indemnités sous forme d'avoir. 6. Air Algérie, remboursement des billets individuels et groupes, car les autres compagnies concurrentes ont procédé aux remboursements." Publié le 30-1-2021 dans les journaux Le Quotidien d'Oran et Liberté.