Par : AISSA KADRI, SOCIOLOGUE KAMEL SAIDI, JURISTE "L'Algérie reste une de ces terres tragiques où la justice attend son accomplissement." Jean Sénac
La proposition de loi sur la déchéance de la nationalité apparaît pour ce qu'elle est, une opération de division et de diversion. Dans un contexte de multiples menaces, où le peuple a plus que jamais besoin de consolider son unité, elle stigmatise une partie de celui-ci et affaiblit le front interne. Elle pointe sa composante, l'immigration, qui a toujours été à l'avant-garde du combat pour son émancipation. Cela a été le cas dans les années d'après la Première Guerre mondiale où l'immigration ouvrière algérienne, à travers Messali Hadj, a lancé le mot d'ordre de l'indépendance nationale. Elle l'a été pendant la lutte de Libération nationale où le soutien financier comme le front ouvert en "métropole" ont permis d'élargir et de radicaliser le combat indépendantiste. Elle l'a été également dans les moments difficiles, ceux de la décennie noire, où elle a contribué par sa mobilisation au dépassement de la crise. Elle l'est dans le présent où elle participe par l'engagement de toutes ses composantes aux luttes pour la démocratie et une pleine citoyenneté. On ne peut comprendre le procès fait à cette composante de la nation, résidente à l'étranger, si on ne prend pas en compte son effet "perturbateur", transgressif de l'ordre national autoritaire. L'effet le plus marquant de l'émigration est d'avoir modifié les frontières sociales qui séparent les groupes en donnant aux émigrés (notamment les primo-migrants dotés de capitaux culturels relativement élevés) les moyens d'une promotion venant de l'extérieur. Le pouvoir autoritaire a toujours, de ce point de vue, cherché à contrôler à travers l'Amicale des Algériens et les consulats cette immigration déclarée "communauté nationale à l'étranger", alors même qu'elle se diversifiait dans ses composantes sociologiques, ses générations et ses engagements. La proposition du ministre de la Justice et garde des Sceaux s'inscrit dans cette problématique de reprise en mains d'une "diaspora" émancipée d'un discours crypto-nationaliste et qui pourrait être, vivant à l'épreuve de sociétés sécularisées ouvertes, l'aiguillon nécessaire au changement. Le repli sur la défense d'une nationalité déconnectée de sa dimension citoyenne s'inscrit ainsi dans la continuité de l'instrumentalisation du pouvoir autoritaire qui joue sur la fracture entre ceux partis et ceux restés, entre le "national" et le "non-national", où l'émigré apparaît, suspect, comme le "colonisé de la dernière heure", comme un cheval de Troie "d'agendas étrangers" (sic). Dans un monde où la circulation des idées des connaissances et des compétences, adossée aux nouveaux moyens modernes de communication, s'accélère ; l'Algérie reste un pays fermé aux échanges scientifiques internationaux et stigmatise sa diaspora, en en faisant, par ce ciblage, sinon la source "du complot", du moins son relais essentiel. Cette suspicion et exclusive ont toujours couru depuis l'indépendance, déjà le code de la nationalité algérienne de 1963, parcouru par de nombreuses contradictions et discriminations, avait exclu de la nationalité "d'origine" les militants nationalistes "d'origine européenne". Songez que le bachagha Boualem et les sinistres katibas qu'il dirigeait bénéficiaient automatiquement de la nationalité algérienne d'origine parce que musulmans. De grands noms de la Révolution algérienne, comme par exemple Pierre Chaulet, ont dû demander cette nationalité chèrement acquise, dans des délais (six mois après la promulgation de la loi) et des règles contraignantes. Pour ne pas l'avoir fait dans les temps, un grand poète algérien, Jean Sénac, était devenu apatride, sans que ses frères d'armes, devenus ministres (Mostefa Lacheraf et Redha Malek et principalement Mohamed Bedjaoui, ministre de la Justice, qui lui a fait valoir la dureté de la loi "dura-lex", avait-il écrit en réponse à sa demande), aient protesté, ni l'aient aidé dans sa volonté d'être reconnu comme Algérien. Il a fallu attendre les années 2000 pour que certains Européens ou juifs indépendantistes, 2012 pour Alice Cherki, militante indépendantiste, "indigène", proche de Frantz Fanon, 2020 pour Pierre, le fils de Maurice Audin, aient leur passeport algérien. Le Code de la nationalité de 1970, réformé en 2005, n'a nullement corrigé cette anomalie puisque la nationalité algérienne d'origine repose toujours sur la jouissance du statut musulman. Contrairement à ce que certains contributeurs ont écrit, la déchéance de nationalité a été appliquée en Algérie, il est vrai que cela l'a été uniquement pour ceux qui l'avaient eue par acquisition. Il y a eu au moins une dizaine de personnes et une famille entière qui ont été déchues de leur nationalité ; dont certaines se sont trouvées apatrides dans leur propre pays. Le cas le plus emblématique mérite d'être rapporté ici. Félix Collozi est un militant anticolonialiste de la première heure qui a été condamné par la France aux travaux forcés à perpétuité en raison de sa participation à la lutte de Libération nationale. Il avait acquis la nationalité algérienne par déclaration dans les termes de l'article 8 du code de 1963 comme tous les combattants non musulmans. Celle-ci ne pouvait être une nationalité algérienne "d'origine" puisqu'elle a été octroyée par le bienfait de la loi. Il a été déchu de la nationalité algérienne par décret présidentiel, pris par Houari Boumediène en avril 1968, pour des raisons politiques. Il avait pacifiquement contesté le coup d'Etat du 19 juin 1965. Houari Boumediène qui, contrairement à ce qui a été avancé dans le débat public, n'a pas intercédé pour une vie digne de ses opposants à l'étranger parce que Algériens, mais qu'il les a plutôt réprimés à l'intérieur, comme à l'extérieur. À ce jour, à notre connaissance, le militant Collozi n'est toujours pas réintégré dans la nationalité algérienne, alors qu'il vit toujours en Algérie. Pierre Chaulet, un autre nationaliste, s'était ému de cette situation dans le moment, pour interpeller la famille révolutionnaire, qui est restée sourde, sur le cas de Felix Collozi qui ne manque jamais d'être présent à l'enterrement de ses frères d'armes et aux commémorations de ceux qui ont été exécutés par l'ancienne puissance coloniale. Faut-il alors se réjouir de ce projet de loi sur la déchéance de nationalité qui frapperait tous les Algériens ? Faut-il que le législateur prenne des dispositions dérogatoires dans ce projet pour déchoir ceux des Algériens, les harkis, d'une nationalité qu'ils n'ont jamais demandée, mais que la loi leur accorde automatiquement du seul fait d'être musulmans ? Il semble, au contraire, ne viser que les Algériens établis à l'étranger, comme si la "trahison" ne pouvait pas venir de l'intérieur du pays. La décennie noire est pourtant une parfaite illustration de ce que certains Algériens ont été capables de faire contre la nation ce faisant. La nationalité comme assignation "ethnoculturelle", produite en écho à une forme injonctive d'assignation coloniale, procède ici plus de l'enfermement et du contrôle par le haut des prérequis d'appartenance, non à une communauté de citoyens, mais plus à celle d'une communauté de croyants soumis aux exclusivismes crypto-nationalistes. Elle n'est en rien le gage d'un patriotisme d'engagement citoyen. C'est bien dans un Etat de droit et une société de participation citoyenne sur la base de l'exercice de toutes les libertés et du pluralisme, que la nation peut trouver sa cohésion pour affronter les problèmes du présent et de l'avenir. C'est une des exigences du mouvement populaire qui, dans sa diversité et sa critique de décennies de tutelle sur son devenir, tente de faire advenir. Le porteur du projet de déchéance, le ministre de la Justice, serait bien inspiré de mobiliser toutes les ressources juridiques et judiciaires à sa disposition à l'effet de faire exécuter les décisions algériennes à l'étranger contre les prédateurs, véritables ennemis de la nation. Lutter contre la corruption est un gage de patriotisme, car elle finit par saper les fondements de la République.