Belkacem Benzenine est politologue, chercheur au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (Crasc) d'Oran. Ses travaux portent sur les changements politiques en Algérie et dans les pays arabes. Parmi ses publications : "La démocratie de l'abstention en situation autoritaire : retour sur les élections législatives et locales de 2017 en Algérie". Liberté : Au regard de l'évolution de la situation actuelle, comment voyez-vous les conditions dans lesquelles vont se tenir les prochaines législatives ? Belkacem Benzenine : Certainement dans l'indifférence totale des citoyens, comme cela a été le cas d'ailleurs lors de l'élection présidentielle du 12 décembre 2019 et du référendum constitutionnel du 1er novembre 2021. Il s'agit d'un "forcing" du pouvoir qui, voulant imposer son agenda politique, fait le choix d'organiser des élections dans un contexte politique tendu. Les conditions nécessaires pour organiser et réussir ces élections ne sont pas réunies. Sur le plan politique, le code électoral a été élaboré dans l'urgence. La composition de l'Anie et son fonctionnement n'apportent pas des garanties suffisantes pour la transparence du scrutin. D'ailleurs, même les partis qui ont décidé d'y prendre part commencent à douter de la pertinence d'y participer. Sur le plan social, il convient de souligner que les Algériens vivent dans une situation plus que jamais complexe. Il s'agit bien d'une "société fatiguée" dont le quotidien est intenable, confronté à des problèmes majeurs. Citons, à titre d'exemples, les coupures d'eau, la cherté de la vie, la pénurie de certains produits alimentaires, le manque de liquidité dans les postes et les banques, etc. Aussi, la gouvernance déplorable à tous les niveaux n'encourage guère les citoyens à aller voter. Les Algériens suivent bien l'actualité. Il suffit de lire leurs commentaires sur les réseaux sociaux et de voir comment ils évoquent l'actualité politique. À l'inverse de ce que l'on peut croire, les Algériens ne sont pas des citoyens passifs. Ils ont bien conscience des enjeux politiques et sociaux que traverse le pays. Ce qui semble intéressant pour le pouvoir actuel, c'est plus de donner une légitimité aux Assemblées élues par l'acte de vote, une légitimation qui se fait dans le cadre du processus appelé "L'Algérie nouvelle". Il s'agit d'établir le vote comme seule procédure de participation des citoyens et comme seul répertoire de l'action politique. Or, ce qui semble "aberrant" dans cette situation, c'est d'ignorer la dynamique politique créée par une grande partie des Algériens, qui se traduit depuis le 22 février 2019 par une forte mobilisation politique appelant à la rupture totale avec les pratiques du pouvoir. Le retour du Hirak est-il en mesure d'influencer la tenue et l'issue de cette élection ? Certainement, mais il importe de souligner que même avant le Hirak, la mobilisation pour les élections (notamment les législatives) était faible, voire dérisoire. Ignorer le facteur abstention, c'est ignorer les revendications des citoyens ; et dire que le taux de participation (faible) n'a pas d'importance parce que ni la Constitution ni le code électoral ne prévoient ce cas de figure, c'est renforcer la rupture entre gouvernés et gouvernants. Plus grave encore, discréditer le sens de la représentation politique des citoyens, surtout de la part des élus de la nation, censés légiférer en son nom. Pour revenir à l'influence du Hirak sur l'enjeu électoral, l'on remarque, à travers les slogans et la forte mobilisation notamment de ce dernier vendredi, un refus catégorique de cette échéance électorale. Et les slogans ne manquent pas d'inspiration. C'est au moins une démonstration populaire claire de rejet. Je ne crois pas que les autres forces politiques qui prendront part aux élections seront capables de mobiliser autant de citoyens lors des campagnes électorales et le jour même du scrutin. Ignorer cette réalité c'est, encore une fois, courir le risque d'être dépourvu de légitimité et, plus grave encore, faire perdurer la crise. L'essentiel des participants à cette échéance est issu du courant islamiste et des soutiens traditionnels du régime. Qu'est-ce qui motive, selon vous, leur participation ? Pour le courant islamiste, divisé lors de l'élection présidentielle et du référendum constitutionnel, les élections législatives constituent une opportunité pour revenir sur la scène politique. Il faut rappeler, par ailleurs, que les islamistes ont toujours été présents aux élections législatives, depuis 1997. On a vu ces derniers mois la montée des querelles politiques entre les tenants du courant islamiste et ceux des courants démocrates. La présence des islamistes aux élections confirme leur attachement à un projet de société qu'ils veulent appuyer. Quant aux partis traditionnels, notamment le FLN et le RND, leur participation n'est pas du tout une surprise. N'ayant pas de projet politique, sinon que d'être des soutiens politiques du Président pour appuyer sa "politique", ils se positionnent dans la scène électorale pour marquer leur retour. Prendre part aux élections permet aux deux courants de renforcer leurs réseaux clientélistes à l'échelle centrale (en lien avec le pouvoir pour compensations et les distributions des faveurs et des postes) et à l'échelle locale (pour activer les relais avec les acteurs locaux : syndicats, associations, etc.).
Avec le rejet du camp démocratique, peut-on parler aujourd'hui d'une forme de décantation sur la scène politique ? Il est vrai que la vie politique en Algérie semble plus que jamais divisée entre deux courants : démocratique et islamiste. Mais cette division n'est pas en soi un problème ni pour les Algériens ni pour la démocratie. Ce qui importe, à mon avis, n'est pas plus le boycott du camp démocratique, que celui des Algériens. Car, d'autres partis qui prendront part aux élections pourront se revendiquer du camp démocratique, y compris dans le camp des islamistes ! Cela dit, le boycott, ou le rejet des élections, va discréditer la feuille de route du Président. Comment le gouvernement qui va être formé après ce scrutin va-t-il agir ? Comment la nouvelle APN, dépourvue de légitimité populaire, va-t-elle fonctionner ? Comment va-t-elle prendre compte de sa "non-représentativité" ? Autant de questions de fond qui se profilent à l'horizon...
Récemment est apparue une polémique dans le Hirak autour de la présence d'un courant islamiste. L'islamisme peut-il se fondre, selon-vous, dans le jeu démocratique ? La démocratie exige de reconnaître l'égalité entre tous les citoyens, de respecter la volonté populaire, de s'engager totalement pour les droits humains. Le contexte politique que vit l'Algérie est complexe. Si la diversité politique est importante et nécessaire, elle ne doit aucunement justifier de détourner la volonté du peuple au nom de quelques prétextes ou dogmes. Le courant islamiste est pleinement intégré dans le jeu politique. Il a apporté son soutien au pouvoir depuis 1997 en acceptant de faire partie du gouvernement et de prendre part aux différentes échéances électorales. Le discours de modération que prône le courant islamiste (au sein et en dehors du Hirak) ne doit pas être une ruse politique pour s'imposer comme acteur majeur. Dénoncer la violence, adhérer pleinement et sans condition aux valeurs universelles des droits de l'Homme, accepter la liberté de conscience sont des principes à ne pas perdre de vue quand on prétend adhérer au jeu démocratique. Les islamistes s'efforcent de montrer qu'ils s'inscrivent dans une ligne de modération politique qui s'attache aux vertus de la démocratie et de la transparence et, de surcroît, aux valeurs sociales et religieuses des Algériens. Dans leurs discours politiques, l'on remarque paradoxalement une hostilité aux libertés individuelles. Sur le plan politique, ils renforcent aussi leur hostilité au projet d'une société démocratique.
L'organisation du Hirak est une question qui fait encore débat. Quelle est sa pertinence et comment, à votre avis, donner un prolongement politique à l'insurrection citoyenne du 22 Février ? Le Hirak est socialement "bien" structuré. Le système politique algérien, bien qu'on le qualifie d'autiste, observe au quotidien — je n'ai aucun doute sur cela — les formes de mobilisation multiples des acteurs du Hirak. Qu'il s'agisse des manifestations du vendredi et du mardi ou des comportements politiques exprimés à travers les réseaux sociaux, il y a bien une structuration qui ne dit pas son nom. Les "nouveaux" leviers de mobilisation ne sont plus structurés au niveau politique. Sans filtres et sans instances intermédiaires, les réseaux sociaux constituent pour les Algériens, d'une manière générale, et ceux qui adhèrent aux revendications du Hirak pour le changement et la rupture, en particulier, des tribunes d'expression libre. Evidemment, il y a parfois des excès, mais cela ne met pas en cause la légitimité des revendications. Pour revenir à votre question, la structuration des mouvements contestataires est une tâche difficile, et pas toujours nécessaire. Bien au contraire, leur structuration conduit parfois à leur essoufflement. C'est le cas même dans les pays démocratiques (prenons, par exemple les gilets jaunes en France). Cela dit, il y a de multiples plateformes de revendications citoyennes et de propositions de sortie de crise qui, quelles que soient leurs parties et les personnes qui les portent, peuvent constituer une forme de consensus pour élaborer une feuille de route permettant d'aller vers un réel processus de changement politique. Entretien réalisé par : Karim Benamar