Ce verdict est bien la preuve que islamologue algérien Saïd Djabelkhir titille l'inconséquence et l'inertie qui veulent élire durablement domicile dans l'univers de la pensée religieuse en Algérie", fait remarquer Rabeh Sebaâ. Liberté : Comment avez-vous reçu l'annonce du verdict dans le procès de l'islamologue Saïd Djabelkhir, condamné à 3 ans de prison ferme pour atteinte aux préceptes de l'islam ? Rabeh Sebaâ : Stupéfait et scandalisée ! Déjà que la tenue du procès lui-même avait étonné. Lorsque le plaignant de Bel-Abbès avait introduit sa plainte nous avions tous pensé à un mauvais vaudeville. Mais il est beaucoup de séquences comiques qui virent souvent et de façon inattendue au tragique. Et c'est, malheureusement, bien le cas, en l'occurrence. Le motif de la condamnation lui-même est sujet à caution pour ne pas dire frappé de suspicion. Comment peut-on porter atteinte aux préceptes de l'islam quand on a décidé de consacrer sa vie à leur étude, à leur clarification, à leur rationalisation et à leur universalisation ? Saïd Djabelkhir a fait le choix difficile qu'avait fait, en son temps, Mohamed Arkoun, qui a connu bien des déboires lui aussi. Ce verdict est bien la preuve que ce jeune islamologue algérien titille l'inconséquence et l'inertie qui veulent élire durablement domicile dans l'univers de la pensée religieuse en Algérie. D'aucuns voient dans ce verdict une concession faite au courant islamiste. Quel est votre avis ? Il est important de préciser le sens des mots. Vous savez que la nébuleuse islamiste qui a sévi dans les années qutre-vingt-dix a évolué. Elle a donné naissance à un magma plus ou moins difforme qui ne peut prétendre à aucune homogeneité. Cela n'amoindrit en rien le danger qui rampe toujours insidieusement à l'intérieur de la société. Les partis se prétendant comme représentant de la mouvance islamiste ont eux-mêmes perdu à la fois leur ancrage et leur crédibilté. Il reste une sorte de ramassis de segments plus ou moins proches et se manifestant soit par des plaintes, comme c'est le cas de Saïd Djabelkhir, soit par des fatwas contre un écrivain ou un journaliste de temps en temps. Ce verdict n'est pas pour déplaire à ce magma, en effet. Mais il est à se demander quelle gloire la justice algérienne peut-elle entirer ? Le jugement a-t-il été prononcé tenant compte d'un contexte dominé par de supposées pressions religieuses ? En toute vraisemblance, il s'agit d'une imbrication de considérants. Quand le procureur avait demandé "l'application de la loi", à l'issue du procès, personne ne s'attendait à une telle décision. Cette formule peut même signifier implicitement le classement du dossier dans le jargon juridique. Or, le verdict prononcé est aux antipodes de toutes les attentes. Il est très difficile d'apprécier ses réels fondements. À chaud, tout au moins. Ce qui est patent, en revanche, c'est bien la frilosité de la justice algérienne devant tout ce qui touche au religieux. Parfois assortie d'un parti pris flagrant. Il semble que ce soit le cas présentement, au regard de la disproportion entre la légéreté des raisons avancées par le plaignant et la teneur des arguments étayés par le prévenu. Un net déséquilibre est apparu, dès le début, entre les deux parties. D'un côté, un individu qui prétend protéger et défendre les préceptes de l'islam dans leur globalité sans disposer des moyens théoriques et méthodologiques pour le faire et, d'un autre côté, un chercheur qui en a fait son objet de connaissance, d'étude et de recherche. Par conséquent et en toute logique, si un débat contradictoire, voire une quelconque polémique plus ou moins passionnée, devait voir le jour, c'est bel et bien dans des espaces de réflexion comme l'université ou des centres de recherche, et non pas dans un tribunal. Si l'on considère que le temps de toutes les formes d'inquisition est, depuis, longtemps révolu. Cette affaire ne risque-t-elle pas de mettre la justice à rude épreuve ? Il est à présent établi, et de notoriété publique, que la justice en Algérie accuse, depuis longtemps, un déficit drastique de crédibilité. Cette affaire ne fait que conforter l'opinion à l'extérieur comme à l'intérieur dans sa profonde déconsidération de la justice algérienne. Une hostilité ouverte est affichée à l'endroit de tout ce qui peut aspirer à la dissonance. J'entends par dissonance l'ensemble des opinions ou des avis qui sortent du périmètre dûment ciconscrit et métriquement prescrit par les forces qui surdéterminent cette justice. Cette attitude de castration persistante était connue bien avant le mouvement citoyen du 22 Février. Par certains aspects, elle s'est ostensiblement exacerbée. Ce qui va à contre-courant des sollicitations et des doléances qui sont le signe d'une élévation de la conscience sociétale. La repression qui s'abat régulièrement sur le Hirak ou sur d'autres manifestations s'inscrit clairement dans ce registre. Cette affaire de condamnation d'un islamologue reconnu pour la teneur scientifique de ses travaux ne fait que confirmer cette obstination à obstruer les pores de respiration de toute opinion ou expression qui refuse de mettre son sens critique en hibernation. Plusieurs controverses ont éclaté autour du Hirak. Cette affaire pourra-t-elle, selon vous, accentuer les clivages entre progressistes et islamistes ? La polémique qui a entouré la posture de Rachad dans le Hirak est un signe, au sens clinique du terme, que les choses ne peuvent pas toujours avoir une apparence idyllique. Les controverses qui sont apparues peuvent être porteuses de positivité. Et le manichéisme qui a prévalu durant longtemps à, l'intérieur du Hirak, a fait son temps. Il ne faut pas se voiler les yeux, les islamistes sont présents au Hirak depuis le début. À l'intérieur comme à l'extérieur. Et s'ils ne sont parvenus, malgré quelques velléités, à avoir la main mise sur le mouvement, c'est bien parce qu'il demeure dans sa composante, majoritairement "progressiste". Avec toutes les variantes et toutes les nuances que le mot progressiste peut contenir et charrier. Quelles pourront être ses conséquences sur le mouvement de la pensée critique et la liberté de conscience ? Sur le plan émotionnel, la réaction revêt un caractère d'apparence massive. Y compris chez celles et ceux qui ne connaissent ni la personne ni les travaux de Saïd Djabelkhir. Ce qui est plutôt bon signe. Mais sur le plan structurel, les choses sont plus complexes. Le "milieu universitaire et intellectuel" n'est pas parvenu à voir l'emergence d'une intelligentsia critique sociologiquement constituée. Les pouvoirs politiques successifs en Algérie ont, de tout temps, veillé à bloquer sa constitution aussi bien sur le plan historique que sociologique. Tant et si bien qu'une bonne partie des missions de cette intelligentsia critique en Algérie, c'est la presse écrite qui la remplit depuis longtemps. Cela dit, on assiste, depuis février 2019, notamment, à la consolidation d'un embryon d'intellectuels qui comptent bien se réapproprier leur vocation d'intelligentsia critique, afin d'assumer leur responsabilité historique.