Fin observateur de la sociologie politique, Nacer Djabi estime que "le système trouvera toutes les peines à gérer un nombre important d'indépendants sans profondeur politique, sans projet et sans programme. Il sera amené à gérer des individus..." Liberté : Quels enseignements tirez-vous de la campagne électorale pour les législatives du 12 juin ? Nacer Djabi : C'est une campagne qui reflète fidèlement le climat général et le contexte particulier dans lequel on a préparé cette échéance. Les Algériens qui attendent et espèrent encore que les élections soient l'occasion d'opérer une rupture totale avec les pratiques électorales anciennes et connues jusqu'ici, doivent encore prendre leur mal en patience. Il semblerait que le mouvement du 22 Février ait placé la barre trop haut en revendiquant des élections libres, transparentes, une pratique politique saine, avec de nouvelles figures légitimes. C'est d'évidence une occasion ratée. Une de plus. Cette élection n'échappe donc pas aux grandes tendances habituelles de recyclage du vide politique et qui ne sert, au final, qu'à reproduire les mêmes pratiques, les mêmes Assemblées mal élues, avec le même personnel politique assujetti au pouvoir et au système. Nous n'aurons pas, le 13 juin, un Parlement qui légifère, propose des textes de loi, anime le débat politique, contrebalance le pouvoir exécutif et s'enquiert des préoccupations des Algériens. À quel taux de participation doit-on s'attendre dans ce cas de figure ? Le 13 juin, l'Algérie se réveillera avec les mêmes problèmes, les mêmes préoccupations la même crise politique, la même crise de légitimité, voire plus aiguës que dans un passé récent. Nous aurons les mêmes institutions, les mêmes figures politiques. Cette élection confirmera la même sociologie électorale qu'on connaît depuis 1962. Je m'attends à une grande abstention des Algériens. Il faut s'attendre à un taux de participation historiquement faible. D'abord la Kabylie, on le sait, va renouveler son boycott massif. Ensuite il faut s'attendre à un fort taux d'abstention dans la diaspora qui a vécu et vit encore très mal la gestion, par les autorités algériennes, de la crise sanitaire liée à la Covid et celle de la fermeture des frontières. Il faut s'attendre à ce que la tendance abstentionniste se reproduise également dans les grandes villes qui accueillent 67% de la population algérienne. Ce qui représente deux Algériens sur trois qui vivent dans un espace hostile aux élections toutes confondues. Pourtant cette élection est présentée comme cruciale... Cette élection, présentée par les autorités, comme cruciale, ne se tient pas dans un climat apaisé, bien au contraire. La réalité est que les élections sont devenues, aux mains du pouvoir, un instrument qui fait peur aux Algériens. Elles créent une crispation, des tensions et sont perçues, par le citoyen, comme un affront au lieu d'un rendez-vous où l'électeur se sent responsable et participe à construire son avenir en exerçant son droit de citoyenneté et en participant au renouvellement du contrat démocratique à travers la représentativité. La crise de confiance est donc là, profonde, et le prochain Parlement, en manque de légitimité, ne fera qu'amplifier cet état de fait. Lorsque les médias publics sont fermés à la parole citoyenne, aux partis politiques de l'opposition ; lorsque des Algériens voient leurs enfants, frères, jeunes, vieux, femmes, universitaires, avocats, journalistes... remplir les prisons pour avoir exprimé une opinion différente, il ne faut pas s'attendre à ce que le citoyen se rende aux urnes. La qualité des prétendants à l'Assemblée populaire est-elle à ce propos une autre raison, pour le citoyen, de bouder ce rendez-vous ? Pour sûr ! Jamais peut-être les Algériens n'ont ressenti autant de dégoût, excusez le terme, devant des candidats qui rivalisent, les uns avec les autres, en médiocrité. Toutes les élections passées avaient leurs charlatans et leurs clowns mais encore plus à l'occasion de ces législatives. Remarquez qu'il y a dans l'air comme un sentiment d'humiliation. Notez également qu'on a vécu presque la même situation, sous Bouteflika, lors de l'élection présidentielle annulée le 4 juillet 2019, où la banalisation de la chose publique et politique avait atteint son paroxysme. L'éthique a déserté l'espace politique et c'est l'une des raisons qui ont poussé les Algériens à la révolte. Nous sommes aujourd'hui dans la même configuration. Les Algériens demandeurs d'une certaine réhabilitation de la pratique politique doivent encore prendre leur mal en patience. Encore une fois, comme je l'ai souligné, cette élection est une autre occasion ratée. Mon sentiment : après la malédiction du pétrole, faut-il aujourd'hui parler de la malédiction des élections ? On a l'impression qu'on fait tout pour pousser les Algériens à se détourner de la chose politique... Totalement ! Néanmoins, pour avoir étudié de près la société algérienne, je peux vous dire que les Algériens continueront de s'intéresser à la politique. C'est rare, dans le monde, que les jeunes, parfois même les moins jeunes, développent un discours et des réflexions autour de la politique et de manière claire et lucide. Le mouvement de protestation que vit le pays depuis plus de deux ans en est, à ce titre, une illustration parfaite. Sous cet angle, il n'est pas permis de douter de l'intérêt des Algériens pour la politique et pas seulement d'ailleurs la politique algérienne ! Nos citoyens, toutes catégories confondues, sont, par exemple au fait, et parfois dans le moindre détail, des élections et des débats politiques outre-mer, dans le cas de la France et des Etats-Unis notamment. A contrario, comment voulez-vous que les Algériens soient emballés par une élection interne qui pousse l'affront jusqu'à recycler un "personnel politique" dont une bonne partie est issue du système Bouteflika ? Certes, ce ne sont pas les figures connues du règne de l'ancien président mais le système a pensé avoir trouvé la parade en triant dans la deuxième rangée de toute la faune (partis, associations, société civile) qui gravitait autour de l'ancien président déchu. L'ancien monde est encore là : FLN, RND, TAJ, MSP, Ennahda, etc. Pire, une autre partie de cette faune est issue des frictions internes et des dissidences au sein de ces partis. Quel est l'enjeu de ce scrutin législatif ? On dirait bien que le pouvoir cherche à nous dire que ces élections sont sans enjeu pour vous. Il cherche juste à accomplir une formalité procédurale dans ce qui est présenté, faussement, comme un processus de réhabilitation institutionnelle. Une plaisanterie de ce point de vue. La réalité est que c'est le régime, lui-même, qui pousse les Algériens à se détourner des institutions. Pour quel objectif ? C'est évident. Le système ne veut pas d'une classe politique forte. Il ne veut pas de formations politiques autonomes qui produisent de la réflexion et qui s'emparent du débat public et des préoccupations des Algériens. Il ne veut pas de concurrent. L'ouverture et l'extraordinaire dynamique produite par le Hirak lui fait peur. Nous sommes face à un système qui refuse même ses propres partis, le FLN et le RND en l'occurrence qui, eux-mêmes, ont subi, de tout temps, les foudres du système. Pour résumer, disons que nous sommes en face d'un système fondamentalement anti-parti politique. Cette fois-ci, encore plus que par le passé. Décomplexé, il affiche avec arrogance et assume totalement sa tentation autoritariste : arrestations tous azimuts, mépris de ses propres lois garantissant les droits citoyens de manifestation, d'opinion, de libre expression et de justice. D'aucuns prédisent une victoire des islamistes samedi prochain. Est-ce une option sérieuse ? Ce n'est pas une nouveauté. Les islamistes tendance frères musulmans et soft ont intégré, depuis des décennies, le jeu du pouvoir. Le Hamas (MSP), a rejoint le gouvernement en 1994 ! Tout indique, en revanche, que l'Assemblée sera dominée par les indépendants. Je pense que les partis politiques seront, eux, totalement noyés dans cette configuration hétéroclite d'indépendants. C'est un choix qui a été pris délibérément par le pouvoir. Quelles seront les conséquences de ces choix "délibérés" ? Dans l'immédiat et dans la prochaine Assemblée, le système trouvera toutes les peines à gérer un nombre important d'indépendants sans profondeur politique, sans projet et sans programme. Il sera amené à gérer des individus. Mais comment se fera par exemple, dans cette configuration, l'organisation de la vie interne de l'Assemblée comme l'élection des commissions et toutes les structures parlementaires ? Certes, la fonction législative, n'a jamais constitué un écueil pour le pouvoir mais il devra, forcément, composer avec et gérer la question des votes de lois, trancher des questions importantes, etc. Je pense qu'il faudra au moins six mois, voire une année, pour pouvoir structurer le prochain Parlement. Pendant ce temps, les crises se multiplieront (inflation, recul du pouvoir d'achat, pénuries, chômage, crise de l'eau...). En définitive, ces élections ne feront qu'amplifier la pagaille du système politique et, en toute logique, son affaiblissement. Comment voyez-vous l'évolution du Hirak dans un futur proche ? C'est un mouvement qui a pris le temps de mûrir et de s'ancrer dans la société. Il s'installe dans la durée. Il est devenu une culture politique chez les jeunes générations d'Algériens. S'il passe actuellement un mauvais quart d'heure, sa présence est là, loin d'être effacée. Il produira son élite et restera une alternative pour les Algériens.