CHRONIQUE DE RABEH SEBAA Selon une formule de Claude Lefort, la modernité ne peut se présenter que sous la forme d'une société accueillant le conflit des opinions et le débat sur les droits. Mais également et surtout, comme celle d'un pouvoir voué désormais à la quête de son fondement. Mais ce qu'il est loisible d'observer, pour le cas de l'Algérie, c'est que nous nous trouvons bien éloignés d'une configuration sociopolitique accueillant le conflit des opinions et d'un pouvoir enclin ou prédisposé à l'entame de la quête de son fondement. Nous nous trouvons, plutôt solidement plantés face à une double absence. Une absence vivace et tenace. Et de surcroît, immodérément ancrée dans un habitus de bannissement coriace. D'où le conflit des opinions est soigneusement exclu. Et la quête du fondement du pouvoir méticuleusement écartée. Nous sommes donc, en toute logique, loin de toute promesse de modernité, au sens premier de liberté d'expression et d'antagonisme d'opinions. Beaucoup de citoyens algériens l'ont vérifié à leurs dépens tout récemment. Souvent avec brutalité et férocité. Emettre des avis dissonants ou antithétiques, c'est s'exposer dangereusement. Et s'exposer sérieusement, c'est prendre le risque fatal de l'embarras et de l'embêtement. De plus en plus assorti de franche intimidation, de nette réprobation, de ferme admonestation, voire d'emprisonnement. Que peut bien signifier cette dénégation ou ce désaveu de toute tentative de débattre contradictoirement ? Et d'où vient la volonté de museler hermétiquement toute velleité de respiration sociale discordante avec autant d'acharnement ? Pourtant, au lendemain de l'enflammement populaire qui secoua l'Algérie en Octobre 1988, la diversité d'opinions et la liberté d'expression vont vite occuper une posture particulière. Transitant par une temporalité historique périodisée métaphoriquement : le moment du "grand dessein", la "décennie noire", puis la période de "l'éveil démocratique", vite désenchantée, supplantée par une période de sombres vacillements, sévissant encore présentement. Sans accorder à cette temporalité métaphorisée une quelconque pertinence méthodologique, force est de constater qu'a chacun de ces différents moments correspond une quête sociale particulière ou particularisée. Une quête sous forme de tentative de débattre, de discuter, d'émettre des opinions antagoniques ou seulement opposées. Une quête sociétale que les conditions historiques et politiques caractérisant chacun de ces moments contribuèrent à occulter, à étouffer, à assujettir, à opprimer ou à oppresser. Rarement à lire et à expliciter. Une clôture anticipée des débats à l'allure d'enfermement résolu. Un verrouillage musclé mis en acte dès les premiers bredouillements et les premiers bégaiements de l'indépendance. Ces premières années se caractérisèrent par les grandes liesses populaires magnifiant la liberté retrouvée, mais consacrèrent également la sourde perplexité devant l'accès de plain-pied dans la responsabilité historique du "droit aux problèmes". Sans la possibilité de les discuter, de les soumettre à débat ou même, parfois, de les évoquer. Certains d'entre eux demeurent, jusqu'à présent, encore entiers. Ils éclairent, par bien des aspects, le sens prégnant du désarroi social d'aujourd'hui. Un désarroi touffu et qui souffre ostensiblement de n'avoir jamais été débattu. S'ensuivirent, ensuite, les péripéties chaotiques qui demeurent représentées dans l'imaginaire collectif comme celle de la construction forcenée d'une société faussement égalitaire. Sans la moindre possibilté, là aussi, d'émettre un avis sur ce dessein prétendument communautaire. Un dessein soigneusement assorti d'un épais déficit de libertés individuelles, dissoutes ou diluées dans le glacis du bureaucratisme public. Corollaire d'un secteur économique étatique triomphant, mais chancelant. Ce dernier considéré d'emblée comme substrat de la Liberté publique, elle-même définie comme étant la somme des libertés individuelles contrôlées idéologiquement, politiquement et bureaucratiquement. Un contrôle sous forme d'absence de débats, d'écartement de reflexion et d'extinction d'esprit critique. Imposant, de facto, le mutisme comme l'ultime repli sur soi. Car comme les conditions d'une réflexion sur la vie publique étaient inscrites dans les conditions publiques de cette réflexion, le glacis prenait nettement l'allure d'une glaciation. Une glaciation dans laquelle toute velléité de débat contradictoire ou de thèses antinomiques osant titiller le fondement du pouvoir revêtait la forme d'une scandaleuse profanation. C'est peut-être pour cela que la période suivante, celle des années quatre-vingt dix, fut considérée, à ses débuts tout au moins, comme celle des prémices de la liberté d'expression partiellement retrouvée. Le régime politique paraissant plus libéral ou moins oppressif que le précédent. Malheureusement, la liberté de s'exprimer se confondit vite avec la liberté d'accéder individuellement à une parcelle personnalisée de bien-être matériel. Annonçant ainsi l'échec du modèle de redistribution et, par la suite, du modèle économique tout entier, qui consacra la faillite du régime politique des quatre premières décennies. Echec dont la forme d'expression politique la plus violente s'incarna dans les colères populaires généralisées, sous forme d'émeutes épisodiques, inaugurant la nouvelle période qu'on prit vite l'habitude de désigner par celle de "l'éveil démocratique", couronnée, spectaculairement, par le mouvement citoyen pacifique de Février 2019. Cette dernière période est incontestablement celle des mots. Ou, plus précisément, celle qui consacre plus de pouvoir sur les mots que sur les choses, pour reprendre une formule célèbre. La notion de liberté d'opinion et d'expression y figure en très bonne place. Avec l'apparition de mots d'ordre et de slogans exprimés collectivement. Gagnant inexorablement un grand nombre de couches sociales jusque-là marginalisées, voire exclues de toute discussion sur l'état du pays et le devenir de la société. Une gigantesque foire aux mots vit le jour aussi instantanément que l'unanimisme joyeux qui accompagna l'accès à leur usage. La notion de liberté d'expression ou d'opinion s'érigea à la fois en moyen universel permettant d'atteindre un objectif sociétal et en critère privilégié de validation de toute revendication. Un droit collectif à la parole vite contraint à flotter vainement comme un haut drapeau claquant dans le vide, pour reprendre les mots d'Althusser. Un droit collectif à la parole, toléré au départ, mais vite considéré comme une remise en question massive du fondement du pouvoir. C'est encore le cas présentement. D'où, la poursuite assidue de la volonté constante d'empêcher tout processus de formation d'une pensée critique. Ainsi, depuis les premières pulsations de l'indépendance, les pouvoirs politiques se sont attelés à obturer tout processus d'émergence d'une intelligentsia critique historiquement et sociologiquement constituée. Le caractère épars et désordonné de quelques débats, portés cycliquement par des individualités dispersées, n'en constitue qu'une forme de manifestation apparente. Les moyens de communication et la presse écrite, notamment, font, depuis longtemps, office d'une intelligentsia de substitution. Tentant de remplir quelques-unes des missions d'une intelligentsia critique inexistante. Une intelligentsia fermement condamnée à la proscription. Vouant ainsi les interrogations et les clarifications salutaires à se perdre dans les méandres toxiques du bâillonnement mortifère.