Par : Karim Ouaras, Université d'Oran/CEMA et Ibtissem Chachou, Université de Mostaganem L'infatigable et remarquable Hadj Miliani s'en est allé en ce fatidique vendredi 2 juillet 2021 à l'âge de 70 ans. Ce jour restera gravé dans nos mémoires car il nous a arraché un grand passionné de savoir, tant estimé et apprécié, qui aime bousculer les réflexes bien-pensants et les évidences souvent trompeuses en les questionnant et en les déconstruisant en permanence. Il rejoint ainsi la liste, la longue liste, des collègues universitaires emportés ces deux dernières années par ce maudit virus Covid-19 qui n'est pas près de lâcher prise. Une grande perte pour l'Université algérienne et pour le champ culturel et artistique local. Ce virus mortel qui défie le monde vient de se saisir d'une immense proie ! L'émotion qui a suivi l'annonce de sa disparition prématurée a été immense ici et ailleurs et les nombreux messages de condoléances venant de ses proches, de ses étudiant-e-s, de ses collègues et de ses ami-e-s étaient à la hauteur de cette émotion. Sa rigueur, son humour joyeux et corrosif, ses engueulades, ses colères, ses inquiétudes, ses critiques, parfois acerbes, sa disponibilité à aider et à partager et sa modestie légendaire nous manqueront à jamais. Il a tout emporté avec lui sauf son œuvre. Consacrer ces quelques lignes à Hadj Miliani est un devoir de mémoire et de reconnaissance, surtout pour nous qui l'avons côtoyé presque quotidiennement depuis de longues années. Hadj n'aimait pas les hommages, c'est pourquoi nous préférons mettre l'accent ici sur quelques aspects de son parcours scientifique riche et atypique, parfois méconnu. L'idée de parler au passé de cette figure éminente de la recherche algérienne, de son parcours, de sa personnalité et de ses nombreux travaux, est difficile à supporter. Comme plusieurs de ses étudiant-e-s, de ses collègues et de ses innombrables ami-e-s de par le monde, nous nous sentons orphelins de l'illustre chercheur qu'il était et qui avait voué toute sa vie à la formation et à la recherche scientifique. A présent, il nous appartient de célébrer sa mémoire et de continuer son chemin en faisant connaître ses travaux et sa passion pour la recherche. Brûlé d'une soif inextinguible de défricher, en bon éveilleur d'idées, de nouvelles pistes de recherche, d'en faire d'ambitieux projets collaboratifs et de faire tout pour les mener à bon port, Hadji a dû sacrifier bien des choses qui lui tenaient à cœur en se consacrant pleinement à la quête du savoir. Nous avons beaucoup appris de lui dans les salles de classe, dans les amphis, dans ses communications et dans ses écrits, mais nous en avons énormément appris des discussions à bâtons rompus qu'il offrait et qu'il agrémentait de blagues, d'anecdotes et d'un tas de choses qui ne ressemblaient qu'à lui. Il avait réponse à toutes les questions ce Hadj qui aimait passionnément la recherche et la quête du savoir. Grand lecteur et fin connaisseur du champ culturel local et de la littérature scientifique qui lui est consacrée, l'éclairage de Hadj Miliani était incontournable pour de nombreux chercheurs locaux ou étrangers qui se penchaient le terrain algérien. Le croisement disciplinaire Enseignant-chercheur modèle et scientifique exemplaire au parcours dense en expériences et en projets de recherche, Hadj Miliani a su transmettre à plusieurs générations la passion de la recherche, la rigueur de la science et le sens pratique de la connaissance. Il a dirigé au cours de sa carrière de nombreux projets de recherche, à l'échelle nationale et internationale, et de nombreux mémoires et thèses dont les thématiques témoignaient de la profondeur de ses questionnements, de la transversalité de ses préoccupations, de la diversité de ses outils théoriques et méthodologiques et surtout de l'importance qu'il accordait aux travaux de terrain. Hadj a également su replacer les études littéraires et culturelles, son principal domaine de recherche, dans le vaste champ anthropologique en faisant converser les différentes sciences sociales autour de cet objet longtemps enfermé dans des cloisons disciplinaires souvent contre-productives. Le croisement disciplinaire occupait une place fondamentale dans sa pratique de recherche.La dimension anthropologique des pratiques culturelles se situait au centre de ses réflexions, de ses problématiques et de ses préoccupations intellectuelles et presque ontologiques. Hadj Miliani insistait auprès de ses étudiant-e-s, doctorant-e-s et jeunes collègues sur le rôle capital de la cumulativité des connaissances pour un chercheur et en cela, c'était un chercheur-fouineur qui adorait les archives et les manuscrits rares. Il passait beaucoup de temps dans les bibliothèques et centres d'archives quand une recherche l'occupait. C'est en ce sens qu'il a apporté un plus à la recherche locale en lui faisant accepter l'inévitable décloisonnement des approches disciplinaires et le nécessaire renouvellement des appareillages conceptuels qu'elle convoque. Ses publications scientifiques, considérables, témoignent de son souci permanent de conjuguer l'inconjugable quand il s'agissait de concilier et faire converser les postures réflexives sur tel ou tel objet scientifique et interroger les implications sociales de ces objets. Actuelle et féconde, son œuvre lui survivra pour la postérité et saura inspirer d'autres chercheurs d'ici et d'ailleurs. Nous invitons en cette triste occasion les collègues qui l'ont côtoyé de penser à consacrer un dossier à son œuvre, qui a valeur d'exemple, pour lui donner plus de visibilité et d'impact au sein de la communauté scientifique. Ce dossier pourrait prendre la forme d'un numéro de revue, d'un ouvrage réunissant ses textes importants et innovants, surtout ceux méconnus, ou d'une grande rencontre scientifique, suivie d'une publication, à la hauteur du chercheur rigoureux et prolifique qu'il était. Plusieurs rencontres scientifiques sont d'ores et déjà envisagées pour honorer sa mémoire. Hadj Miliani voulait voir et savoir ce qu'aucun homme n'a pu voir pour paraphraser Rimbaud. Les "mais non" ou "non mais" qui commençaient et ponctuaient ses interventions annonçaient toujours plus de finesse dans l'analyse, plus de rigueur dans l'observation, plus d'intelligence dans l'interprétation, plus de précision dans la contextualisation et le tout enrobée d'une critique courtoise, mais éclairante et ferme. Beaucoup de nos collègues le savent, il arrivait aussi à Hadj d'être très dur, voire piquant et inflexible, dans ses critiques, mais souvent il l'était par un souci de rigueur et de perfectionnisme. Toute connaissance devant être tracée, documentée et contextualisée mais envisagée également dans sa complexité. Pour l'érudit qu'il était, les savoirs étaient reliés dans un tout complexe, le recours aux apports de l'anthropologie, de la sociologie, de l'histoire, de la linguistique, de la musicologie, était nécessaire pour déchiffrer les pratiques culturelles dans le champ symbolique des sciences humaines et sociales. Dans son élan passionné pour l'art, la musique et le patrimoine, Hadj Miliani écumait cafés littéraires, librairies, rencontres scientifiques, festivals, théâtres et cinémas pour rassasier sa soif de connaissance intellectuelle. Il aimait confronter ses idées à celles des autres et inversement. Des interdits de langage En novateur audacieux, il a eu le courage d'imposer dans le champ de la recherche locale, plusieurs thématiques marginales (ou plutôt marginalisées) en en faisant des chantiers de recherche prometteurs. Nous en citons à titre d'illustration deux thématiques majeures que Hadj a su " légitimer" scientifiquement parmi tant d'autres. La première a trait à une étude qu'il avait effectuée dans l'Oranie - mais qu'il voulait étendre à d'autres régions d'Algérie, l'Algérois et la Kabylie surtout - publiée en 1984 sous l'intitulé "Conduites et imaginaires sociaux du monde féminin en Algérie à travers l'insulte", dans les Actes de colloques Les discours étrangers : production et réception, chez l'OPU. Il y interrogeait la richesse sémantique de l'insulte et des interdits de langage, actes symboliques et actes de parole singuliers, et leur fréquence dans le discours féminin quotidien en montrant entre autres comment la femme participait à sa propre aliénation en intériorisant et reproduisant les interdits que l'homme et la société lui imposaient. Cette thématique complexe et "osée" pour l'époque, Hadj l'avait traitée en partant d'un appareillage conceptuel propre à la sociolinguistique et à l'analyse du discours alors qu'il était littéraire. C'est dire combien les cloisons disciplinaires lui faisaient peur depuis toujours, mais il savait les transcender avec aisance et performance. La seconde thématique, connue de tous, a trait à la chanson Rai des années 1970-1980, et plus globalement aux chants et musiques d'Algérie dans la diversité de leurs expressions. Se situant toujours du côté des marginaux et des stigmatisés et du côté du peuple, le chercheur iconoclaste qu'était Hadj a, en dépit du dénigrement de la recherche bien-pensante, su valoriser ces expressions artistiques en leur consacrant ouvrages et articles scientifiques. Bien d'autres thématiques aussi riches, qu'innovantes et complexes mêlant littérature, théâtre, rap, culture populaire, médias, patrimoine, qu'il serait impossible de toutes citer ici en détail, ont retenu l'attention de ce chercheur de terrain hors pair. L'influence de ses nombreux travaux, tous domaines confondus, s'est étendue bien au-delà de nos frontières. Hadj ne ratait, quand il le pouvait, aucune exposition de peinture, aucune présentation d'ouvrage, aucune journée d'étude, aussi bien à l'Université de Mostaganem qu'ailleurs en Algérie. Son énergie débordante et son dynamisme exceptionnel quand il s'agissait d'aller à la rencontre de l'affect sublimé ou de l'intellect interrogé, faisaient qu'il était de tous les rendez-vous scientifiques et culturels. Hadj le généreux Modeste et engagé, il avait assisté récemment à l'Université de Mostaganem à deux journées d'étude dont l'une était consacrée aux étudiants de Master préparant leurs mémoires. Il était rentré en toute discrétion et avait prodigué des conseils à nos étudiants concernant leurs sujets de mémoire. Cette année, il avait également organisé sous la houlette du Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle, des Universités de Tlemcen, Tizi Ouzou et Mostaganem, et du Centre d'études maghrébines en Algérie, une dizaine de séminaires de formation doctorale sur les littératures algériennes actuelles (en arabe, en tamazight et en français), destinés aux doctorants en sciences des textes littéraires. Il a tenu son dernier séminaire le 16 juin 2021 . Quelques jours avant son décès, Hadj nous confiait modestement "c'était bien ce que nous avons fait pour les doctorants cette année" en parlant des séminaires de formation doctorale qu'il avait organisés et des séminaires de méthodologie de la recherche destinés aux doctorants que Karim Ouaras avait organisés, la même année. Avant de nous quitter, il insistait sur l'urgence et la nécessité de reconduire ces séminaires doctoraux dès la rentrée universitaire prochaine. Il est hélas parti en laissant derrière lui ce vœu et de nombreux articles, ouvrages et projets de recherche en chantier (avec l'Université de Mostaganem, le Crasc, le Cema, William & Mary University et d'autres institutions académiques). La sphère numérique n'a pas échappé au regard vigilant de Hadj Miliani. Il l'observait et l'exploitait à bon escient. A travers son blog densément fourni en documents et informations, il s'est adonné à sa passion d'archiviste et de débusqueur de niches culturelles en diachronie. En passeur conscient de la nécessité de participer à reconstituer les cartographies oubliées du champ culturel maghrébin, il travaillait à restituer à la mémoire collective algérienne des pans entiers de son histoire millénaire et des personnages peu connus de nos jours sinon ignorés par l'histoire officielle avec ses mythes et ses symboles choisis. Nous pouvons citer entre autres, Saïd Bouziane "acteur de cinéma et chanteur d'Opéra ignoré", Loukil Youcef "lettré, poète, dramaturge et résistant", Sariza Cohen "musicienne oranaise oubliée", Sadia Lévy - un écrivain juif d'Algérie qui a invité Guillaume Apollinaire à Oran où il retrouve sa fiancée Madeleine Pagès, alors professeure de Lettres au lycée de jeunes filles d'Oran - Raymond Hermantier, Georges Sallet, Christiane Faure, Geneviève Baïlac, Robert d'Eshougues, Philippe Dauchez, Henri Corderaux, Hadj Smaïn, Mustapha Kateb, Réda Falaki, Abderrahmane Kaki, Mahieddine Bachetarzi, Abdelkader Alloula, Kateb Yacine, Sid Ahmed Agoumi, Tahar Foudhala, Mohamed Hilmi et bien d'autres sont autant de personnages dont l'itinéraire, le parcours et l'œuvre ont saisi l'attention du chercheur passionné Hadj Miliani. Il est revenu sur leurs apports respectifs à la littérature et au théâtre algériens dans son dernier ouvrage (à paraître), dédié à l'activité théâtrale en Algérie des années 1940 à nos jours. Aussi, la saga de Béni Zeroual du bas Chélif, chants de ses origines, et dont l'histoire a continué à Oran, au quartier historique de Sidi L'Houari, a un temps passionné notre ami disparu. Hadj Miliani, tu nous quittes comme une figure paternelle, un grand frère bienveillant, un Grand Meaulnes faisant ses adieux au bout de ses aventures, ou encore comme Mokrane traversant la dernière colline. Hadj le généreux, digne enfant de son Algérie plurielle qu'il voulait prospère et meilleure, va en paix vers ta dernière demeure et que la paix soit avec nous pour surmonter la douleur de ton dernier voyage, toi qui aimes tant voyager dans les livres, l'espace et le temps. Nous continuerons ton œuvre car aucun hommage ne t'aurait autant rassuré, c'est ce que tu faisais pour tes ami-e-s disparu-e-s, nombreux/ses. Tu promettais de les continuer et tu le faisais. Nous le ferons pour toi.