"Où l'on voit, tous les jours, l'innocence aux abois errer dans les détours d'un dédale de lois." (Boileau, Satire, 1) Par : Dr KAMEL RAHMAOUI DOCTEUR EN SCIENCES JURIDIQUES MAÎTRE DE CONFERENCES Pour subjuguer les foules et faire passer leurs messages, souvent les politiques n'hésitent pas à recourir à des expressions ambiguës qui ne concordent pas avec la réalité scientifique ou la vie professionnelle, comme celle de la dépénalisation de l'acte de gestion, qui a suscité tant de critiques et a même induit en erreur des spécialistes du droit des affaires qui ont regretté l'absence d'une définition de l'acte de gestion. Peut-on vraiment dépénaliser l'acte de gestion ? Il faut savoir que la vie quotidienne des entreprises est jalonnée de multiples décisions, lesquelles varient selon les cas à traiter et le type d'administration ou d'entreprise. Il est donc impossible de cerner tous les actes de gestion et de leur donner une définition. L'expression "dépénaliser l'acte de gestion" constitue donc un non-sens, raison pour laquelle d'ailleurs les spécialistes de la politique criminelle utilisent un vocabulaire très précis : "la dépénalisation de la vie des affaires", expression qui traduit un vieux rêve du néolibéralisme et qui consiste à limiter autant que possible le risque pénal des entreprises et administrations publiques, grâce à des méthodes de régulation plus souples et mieux adaptées à la vie économique. Comment limiter donc le risque pénal dont il est question ? Le fonctionnement des administrations publiques et des entreprises est sérieusement encadré par des normes juridiques qui sanctionnent les comportements malhonnêtes et malveillants, les détournements de deniers publics, l'abus de confiance, l'escroquerie, le trafic d'influence, la prise illégale d'intérêts, l'abus des biens sociaux, etc. Ce sont ces infractions ainsi que leurs sanctions qui sont dénoncées par les gestionnaires, cette pénalisation des affaires comportant des effets pervers, comme le refus de responsables de prendre certaines décisions de peur d'être poursuivis par la justice, ce qui entraîne le blocage du fonctionnement des institutions, voire le découragement de toute initiative d'investissement. La dépénalisation concerne donc les délits sanctionnés par la loi et non l'acte de gestion lui-même. Quelles sont donc les techniques employées par le législateur pour désincriminer la vie des affaires ? La dépénalisation ou la désincrimination de la vie des affaires ne se limite pas uniquement à la suppression du texte incriminateur de l'ordonnancement juridique, c'est-à-dire la disparition de l'infraction et sa sanction, mais peut prendre d'autres formes sans pour autant supprimer l'obligation controversée par les gestionnaires. En effet, le législateur peut faire appel à d'autres mécanismes de substitution, en remplaçant les sanctions pénales par des sanctions civiles, une sorte de privatisation du contrôle du respect de la règle de droit. Ainsi, le juge peut prononcer des amendes civiles pour le compte du Trésor ou des injonctions de faire respecter l'exécution des obligations par le biais de l'astreinte ; les nullités permettent, quant à elles, d'annuler certains actes pris contrairement à la réglementation en vigueur. Les injonctions administratives constituent un autre moyen de substitution aux sanctions pénales, tels les avertissements au préalable de se conformer à la réglementation. Signalons que les sanctions administratives prononcées par les autorités administratives indépendantes font aussi partie des méthodes de désincrimination. Le recours à l'une des formes de dépénalisation citées précédemment obéit à des critères fondés sur la nécessité de libérer davantage l'économie ou d'assurer au droit une certaine cohérence. Ainsi, les méthodes de privatisation du contrôle du respect de la règle de droit constituent une réponse à la nécessité de libérer l'économie. De telles formes de dépénalisation basées uniquement sur le remplacement des sanctions pénales par des peines civiles et le juge étatique par le médiateur, véhiculent une idéologie néolibérale qui conteste même la notion d'Etat telle qu'elle est conçue actuellement. Les autres méthodes de dépénalisation, en revanche, cherchent à assurer au droit une certaine cohérence indispensable à la sauvegarde du principe de la légalité en droit pénal. Mais existe-t-il des limites à la dépénalisation de la vie des affaires ? En matière de dépénalisation, la marge de manœuvre du législateur est sérieusement limitée par des contraintes éthiques, juridiques et économiques. L'éthique interdit au législateur de toucher au noyau dur du droit pénal, c'est-à-dire l'abus de confiance, les faux en écriture, l'escroquerie, ainsi que les abus des biens sociaux de l'entreprise. Sur le plan juridique, les conventions internationales, notamment celle de Mérida, obligent les Etats signataires à combattre pénalement tous les comportements frauduleux et à mettre en place des mécanismes d'alerte éthique. La dépénalisation ne peut pas aller non plus à l'encontre du principe de la sécurité juridique qui oblige le législateur à produire des normes juridiques claires, stables et accessibles. Le droit des affaires doit protéger les petites et moyennes entreprises contre les agissements des grands groupes commerciaux, comme il doit protéger les consommateurs contre les pratiques dangereuses et agressives des entreprises. Pour conclure, la dépénalisation de la vie des affaires est une question sérieuse qui nécessite un travail de longue haleine mené par des équipes spécialisées et pluridisciplinaires et ne peut, par conséquent, s'opérer au moyen de textes importés. Les spécialistes en droit pénal des affaires ont toujours à l'esprit le fameux article 51 bis du code pénal qui stipule que "la personne morale est responsable des infractions commises pour son compte par ses organes ou représentants légaux". Commettre une infraction pour le compte d'une personne morale ! Une bizarrerie qui démontre les dangers de l'importation des normes juridiques.