C'est une affaire qui ne finit pas d'empoisonner les relations algéro-françaises. Et surtout de mettre dans l'embarras la Sécurité militaire algérienne (SM). Un nouveau témoignage, on parlera plutôt d'une hypothèse, vient relancer l'affaire de l'assassinat des moines de Tibehirine, exécutés le 21 mai 1996, selon un communiqué du GIA. L'homme qui se confie au journal Le Monde (en date du 24 janvier 2003) est un témoin privilégié. André Veilleux était procureur général de l'Ordre cistercien trappiste lors de l'enlèvement des moines. Il s'est rendu à plusieurs reprises en Algérie où il fut l'interlocuteur des autorités françaises. M. Veilleux suivait le déroulement du rapt en collaboration avec l'ambassade de France. “Au cours d'un entretien avec l'ambassadeur de France, Michel Lévesque, j'appris que l'ambassade attendait un message du responsable de l'enlèvement. Localisé grâce à des moyens sophistiqués (…), le convoi des moines et de leurs ravisseurs progressait lentement dans la montagne.” “Les ravisseurs, avait-il ajouté, travaillaient pour le compte d'un tiers.” Lorsqu'ils auraient livré “la marchandise” au mandataire, “on saurait ce que celui-ci réclame”, écrit-il. Un général de la DST, Philippe Rondot, était, lui, en contact avec le général Smaïn Lamari, numéro deux du DRS. Rondot, précise le prêtre, était confiant : “L'affaire allait se dénouer rapidement.” Pourquoi alors l'affaire a-t-elle capoté ? D'abord, les faits relatés par André Veilleux. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept moines français du monastère de Tibehirine, près de Médéa, sont enlevés par un groupe armé. Le matin de l'enlèvement, la gendarmerie commence les recherches. Le 26 avril, un communiqué du GIA, en fait daté du 18 avril, signé Djamel Zitouni, revendique le rapt et propose un échange de prisonniers. Le 30 du mois, un émissaire du GIA se présente à l'ambassade de France à Alger pour remettre une cassette dans laquelle sont enregistrées les voix des trappistes détenus. Un mois plus tard, un communiqué annonce l'exécution des moines. Alger confirme la découverte des corps (en fait uniquement des têtes) le 31 mai. Voilà donc les faits. Voici maintenant le “scénario vraisemblable” d'André Veilleux. La présence des moines à Tibehirine, écrit-il, embarrasserait les chefs militaires qui désirent leur départ. Que les trappistes permettent aux groupes armés d'utiliser leur téléphone pour appeler à l'étranger, appels sans nul doute interceptés par la SM, ne ferait qu'agacer davantage l'armée algérienne. Les chefs de la SM ne voulaient sans doute pas les éliminer physiquement, précise le prêtre, qui estime que les militaires algériens voulaient répéter le scénario de l'enlèvement des trois fonctionnaires du consulat français en Algérie. L'intention des organisateurs du rapt des trappistes, suppose-t-il, était de les faire libérer par l'armée algérienne après publication d'un manifeste islamiste revendiquant l'opération. Comme pour les trois fonctionnaires. En effet, le 24 octobre, trois personnes sont enlevées par un commando qui exige la libération du chef du GIA, Abdelhak Layada, comme monnaie d'échange. Trois jours plus tard, elles sont libérées saines et sauves. Les trois personnes se trouveraient actuellement dans l'océan Indien, en charge de nouvelles fonctions et interdites de témoignages par Paris. Ce “vrai-faux enlèvement”, note Veilleux, était purement médiatique. Objectif : convaincre la France du danger de l'islamisme et de l'efficacité des services secrets algériens et la fidélité de l'Algérie à la France. Le prêtre reprend la version du MOAL, qui considère que le rapt est l'œuvre conjointe de la DST et du DRS. Pourquoi donc cette fois-ci les choses n'ont pas fonctionné “conformément au script” ? Djamel Zitouni, qui aurait sous-traité l'affaire avec la SM, s'est fait “rafler” les otages. Sommé de les reprendre, il s'est fait éliminer par un groupe concurrent. Les moines échappent donc au contrôle et de Zitouni et de ses mentors. Toutes les démarches faites par la SM et la DST furent vaines, conclut le prêtre André Veilleux, qui considère sa thèse comme la reconstitution la plus vraisemblable des évènements. Cette dernière intervient quelques semaines après le témoignage recueilli par le quotidien Libération de Abdelkader Tigha, un ancien militaire, actuellement détenu à Bangkok. Tigha affirme que ce sont les services secrets algériens qui ont organisé le rapt en utilisant Djamel Zitouni. La mise en accusation irrite et met l'armée algérienne dans l'embarras. Interrogé la semaine dernière par un journaliste du Point sur les révélations de Tigha, le chef de l'état-major Mohamed Lamari rétorque que l'armée avait “mis toutes nos forces sur cette affaire et étions sur le point de libérer les moines quand leurs ravisseurs, acculés, les ont exécutés. Vos diplomates alors en poste à Alger savent parfaitement comment les choses se sont passées”. Décidément, l'affaire des moines de Tibehirine n'est pas près d'être classée. F. A.