CHRONIQUE De : RABEH SEBAA "Les limites de mon langage sont les limites de mon univers." (Ludwig Wittgenstein) L'université algérienne, en situation de contrainte d'usage linguistique, se trouve dans un rapport de double dispersion. Dans la distance séparant ses langues d'usage de sa langue officielle d'enseignement, et dans la distance séparant cette dernière de celle de la quotidienneté sociétale. Un autre semestre pédagogique vient de baisser lourdement les paupières. Dans une atmosphère psychologique des plus singulières. Sur fond d'improvisations dans un décor de persistante de crise sanitaire. La crise de tous les alibis, de tous les exutoires et de tous les ulcères. Aidant à renvoyer lestement, aux calendes grecques les questions premières. Les questions primordiales. Parmi lesquelles l'état lamentable des langues en usage à l'université. Et, notamment, leur niveau de délabrement épouvantable. Chaque fin de semestre, chaque fin d'année, chaque lecture de copie d'examen, vient le rappeler violemment. Et cela fait soixante ans que ça dure. Une dégringolade vertigineuse qui ne semble pas rencontrer son fond. Et il est, pour le moins, curieux, pour ne pas dire étrange, de constater que le débat concernant les langues de l'enseignement supérieur et de la recherche demeure encore étranger aux premiers concernés. En l'occurrence, les enseignants et les chercheurs. Les étudiants, eux, ne se posent même pas la question. Se contentant de donner leur langue au chat ou plus précisément de chatter leur langue sur des réseaux incertains. Officiellement, l'université algérienne a pour langue académique, une langue définie comme la Sur-norme, censée englober et contenir une variété étendue de sous-normes, allant du français, pour les disciplines expérimentales, à l'arabe hybride, en passant par tout un éventail de méta-langues. Cette réalité complexe rend tout à fait caduques les approches canoniques consistant à stratifier les foisonnements langagiers en paliers, qui prennent la forme d'une taxinomie, distinguant arabe classique, arabe standard ou moderne, arabe scolaire, algérien, tamazight etc.... Les problèmes méthodologiques et théoriques essentiels de la norme et de l'usage pour l'enseignement supérieur, et de façon générale pour la société algérienne, se situent fondamentalement dans la nature des rapports de la langue arabe conventionnelle aux langues intermédiaires et usagielles. Principalement la langue algérienne, la langue française et les langues de souche amazighe. Car la difficulté majeure qu'a fait surgir le réaménagement linguistique, depuis l'indépendance, est que l'université algérienne ne parvient pas à systématiser son savoir, ni dans la première, ni dans les secondes. Elle se trouve ainsi dans une situation de normes intermédiaires, permettant la compréhension sans autoriser la définition. Ce sont des normes d'enseignement et de travail, et non de codification-normativisation de savoir ou de messages scientifiques permettant un apprentissage rigoureusement codifié. La notion de norme même, renvoie à l'Institutionnel, à l'Officiel, et donc au Politique depuis la brutale et irréfléchie décision d'arabisation avec sa rigide typologie. Il s'agit alors de tenter de pénétrer au cœur de cette typologie, et d'en faire éclater quelques tenaces ossifications. L'étude de toute typologie de cette nature, doit tenir compte de la syntaxe, de la sémantique et des contenus sémiologiques touchant à la langue conventionnelle dominante, ainsi qu'à l'oral et à l'écrit, à titre de manifestations empiriques fondamentales de cette langue, mais également et surtout, de ce que nous appelons des normes situationnelles. Car en réalité, il existe plusieurs manières de parler et d'écrire la langue conventionnelle à l'université, même en veillant à l'usage strict des règles admises de l'oral ou de l'écrit. De ce point de vue, les niveaux de langue chez les étudiants, comme chez beaucoup d'enseignants, sont alarmants. Ils s'apparentent souvent à d'inaudibles galimatias. Nous rencontrons alors les normes situationnelles dans une double relation, à la fois à la langue conventionnelle, ou plus précisément aux normes de la langue conventionnelle, et aux exigences de l'usage ou des langues d'usage. C'est pour cela, qu'il nous semble important de relativiser la notion de norme : chaque usage constitue une "norme" pour ceux qui ont à l'acquérir, dans des conditions spécifiques d'acquisition de connaissances dans cette langue, et donc généralisable aux différentes formes d'apprentissage. Ces formes d'apprentissages elles-mêmes soumises à des conditions diversifiées d'usage. Les registres linguistiques varient d'un enseignant à un autre au sein d'une même discipline. C'est ainsi que les conditions d'enseignement, comme celles d'apprentissage de savoir dans la langue conventionnelle, peuvent très bien illustrer le caractère fort relatif de la norme. Et c'est pour cela qu'il ne faudrait pas s'arrêter à la dimension sociologique d'une norme telle qu'elle est vécue par un groupe d'apprenants ou un groupe de disciplines universitaires en situation d'apprentissage. Considérée d'un point de vue sociologique, la norme linguistique constitue l'usage statistiquement dominant ou "l'usage au sens" d'après Hjelmslev, c'est-à-dire comme l'usage sur - valorisé dans un groupe ou par un groupe donné ; le groupe socialement dominant produisant alors le bon usage qui écarte, ou tente d'écarter, les normes des autres groupes et réussit à faire croire à leur non-existence : c'est la "norme prescriptible". Le problème en Algérie c'est qu'il ne s'agit même pas de la norme d'un groupe socialement dominant, mais de la volonté d'institutions administrativement contraignantes, ce qui ne va pas sans soulever la question du sens qu'on doit conférer à la communauté linguistique. Quelques nuances importantes, entre communauté linguistique et communauté discursive, peuvent éclairer la situation en Algérie. Lorsque Bloomfield définissait la communauté linguistique comme un groupe de gens qui utilisent le même système de signes linguistiques, il retenait fondamentalement la dimension d'homogénéité et d'autonomie du groupe, comme traits définitoires de cette communauté linguistique. Or, si nous considérons la situation de l'université algérienne ou plus précisément, celle de l'enseignement supérieur arabisé à la lumière de cette proposition, nous pouvons observer que la langue arabe conventionnelle, n'est ni l'usage statistiquement dominant ni "l'usage au sens", puisque la langue arabe conventionnelle tout en étant la langue officielle n'est pas la langue réelle, ou encore, tout en étant la langue de l'enseignement des sciences sociales et humaines, elle n'est pas la langue des sciences sociales et humaines. Le statut particulier de la langue arabe conventionnelle nous renvoie de ce fait à un plan plus général. Plus précisément aux cheminements historiques ou politico - historiques qui ont fait d'elle la langue savante officielle en Algérie. Ce qui confère forcément un statut mineur, pour ne pas dire inférieur, aux autres langues que sont l'algérien, le français et toutes les langues de souche amazighe. Dans ces conditions, il y a absence de norme stricto-sensu : la langue française jouant le rôle de langue – tampon ou langue – lien, dans les échanges universitaires au quotidien, comme dans les échanges à plus long terme dans une situation structurellement pluri-linguistique, où la hiérarchie des usages ne correspond pas à la hiérarchie des statuts à l'échelle sociétale. Cette situation reflète parfaitement celle de l'université où il s'agit de chercher dans sa syntaxe sociale, les conditions historiques qui président, ou ne président pas, à l'apparition d'une norme explicite objective. Car c'est dans la nature des conditions de cette apparition, que s'inscrivent les conditions sociales d'apparition d'une syntaxe sociologique qui soit en mesure d'élaborer et de tenir un discours social sur la société Un discours qui se situe dans un rapport d'homologie vis-à-vis de l'objet social et vis-à-vis des modes de le dire. En effet, dans les sociétés, et partant les universités, ou la langue conventionnelle ou officielle, a connu les cheminements historiques naturels d'évolution vers son statut de langue de savoir ; la proximité entre intelligence linguistique scolaire et intelligence linguistique sociale, est de type homothétique, c'est-à-dire que la distance est réduite par la constance des rapports de l'une à l'autre et de re-façonnements de l'une par l'autre. Il peut y avoir séparation mais non opposition se traduisant elle-même par une dispersion. Cette proximité contribue à réduire très fortement, les effets aussi bien différentiatifs que différenciateurs à l'échelle des institutions de savoir comme à l'échelle sociétale. Tandis que l'université algérienne, en situation de contrainte d'usage linguistique, se trouve dans un rapport de double dispersion. Dans la distance séparant ses langues d'usage de sa langue officielle d'enseignement, et dans la distance séparant cette dernière de celle de la quotidienneté sociétale. Cela ne va pas sans aggraver à la fois la dispersion et le cloisonnement entre disciplines et groupes de disciplines. Car cette séparation entre disciplines scientifiques et disciplines littéraires et sociales, qui revêtait à l'origine un caractère académique, est accentuée par la langue, y compris à l'intérieur d'une même discipline et revêt un caractère discriminatif. Un discriminant linguistique qui revêt inévitablement l'aspect de pôles d'oppositions. La plus significative, car de nature syndromique demeure, incontestablement, l'opposition arabophonie / francophonie dont les formes de manifestations varient d'une situation à une autre et d'une période à une autre. Elle focalise ou cristallise une pluralité de symptômes du mal-être universitaire, dont le plus manifeste s'incarne, sans conteste, dans les troubles du langage, au sens clinique du terme. Ces troubles renvoient invariablement au mal-être sociétal, lui-même traversé et travaillé par différentes formes de manifestations de ces oppositions, et par différentes formes de manifestations de ces troubles linguistiques qui ne sont eux-mêmes que des formes d'expression de troubles autrement plus profonds et plus complexes.