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Les langues maternelles algériennes entre déliquescence et résilience
Publié dans El Watan le 11 - 08 - 2015

Il est à présent de l'ordre du banal d'affirmer que la société algérienne est une société plurilingue et pluriculturelle. Elle est riche de plusieurs cultures et de plusieurs langues maternelles. Qui se trouvent, hélas, dans une situation de péril avancé.(1)
Deux précisions en guise de préalable
1) A l'intention des puristes qui ressassent sans cesse que les langues maternelles ne sont pas des langues mais des dialectes ou des parlers locaux minoritaires, il est utile de souligner que l'Unesco utilise la notion de langue même pour des idiomes qui ne sont parlés que par des groupes restreints.
Ainsi, 199 langues comptent moins de 10 locuteurs comme le holikachu parlé par 5 personnes en Alaska, le kalaim parlé par 6 Ukrainiens de l'ouest, ou le gweno utilisé par 10 Tanzaniens. En Afrique subsaharienne où environ 2000 langues sont parlées, au moins 10% d'entre elles risquent de disparaître définitivement dans les 100 prochaines années. En Algérie, combien de langues parlées par plusieurs personnes survivront ?
2) Il est utile de signaler que l'Algérie a ratifié la convention pour la préservation du patrimoine immatériel, avec cette même Unesco, qui a consacré le chant Ahellil, Echedda tlemçania, ou dernièrement l'Imzad comme patrimoine culturel de l'Humanité. Il faut s'en féliciter et pourtant… les langues maternelles algériennes font bel est bien partie de ce patrimoine immatériel en péril, mais ne semblent pas figurer parmi les priorités des instances politiques et culturelles nationales.(2)
Une triple observation
1re observation. Eluder la question de la place et de l'importance des langues maternelles dans la société algérienne révèle la carence dans la conscience culturelle collective, d'une vision claire, de pans entiers de l'histoire sociale et culturelle de l'Algérie.
Cette carence persistante autorise le recours constant aux affirmations idéologiques et bien évidemment à des fantasmagories mystificatrices qui en constituent le traitement récurrent.
Le traitement politico-identitaire récursif des langues maternelles et des cultures locales est la meilleure preuve que l'étude scientifique des faits socioculturels totaux en Algérie s'avère plus que jamais impérieuse. Mais elle est loin de figurer dans les cahiers de charges des centres de recherche et autres structures de recherche budgetiphages dont la vocation et la mission obéissent à des raisons que la raison scientifique ignore.
2e observation. Dans ce champ historico-culturel occulté, les langues maternelles algériennes occupent de toute évidence une place singulière mais n'ont fait, jusqu'à présent, l'objet d'aucune grande synthèse scientifique, malgré les efforts notables de quelques chercheurs qui ne sont pas toujours à l'abri des interférences et des ingérences politiques et idéologiques et dont on se garde bien de donner de la visibilité à leurs efforts quand ils contredisent ces mêmes interférences et ces mêmes ingérences.
Le paysage des rares recherches en linguistique et en sociolinguistique se caractérise par un éparpillement et un émiettement maintenu et entretenu fort sciemment.
3e observation. Dans la réalité linguistique du présent, la question de la place de la langue amazighe avec toutes ses variantes et ainsi que celle de la langue française réapparaît alternativement en se re-chargeant de contenus, de significations ou de symboles, en fonction des conjonctures, des intérêts ou des enjeux.
La reconnaissance de la langue amazighe en 2002 comme langue nationale ne s'est pas traduite par des avancées dans sa socialisation. Nous sommes devant l'étrangeté spécifiquement algérienne d'une langue consacrée nationale qui ne se nationalise pas.
Une quadrilinguité sociale en actes
La langue amazighe dans toutes ses variantes, conjuguées aux autres langues maternelles sustente le socle fertile de la multilinguité de la société algérienne
Cette multilinguité se dépeint par une contexture de quadrilinguité sociale comprenant l'arabe algérien, langue de la majorité, le tamazight contraint depuis de longues années à une quasi clandestinité, l'arabe conventionnel ou formel pour l'exercice de l'officialité, et le français comme caution de scientificité.
A ces quatre grands ensembles, qui se déclinent eux-mêmes en une constellation de variantes, viennent s'ajouter les pratiques linguistiques et culturelles menacées de disparition évoquées plus haut et qui ne font partie d'aucun projet d'intégration, hormis les dernières et éphémères gesticulations.
C'est pour cela que le statut de la langue arabe du formel, prescrite politiquement comme Surnorme, escamote les réalités linguistiques et culturelles qui prennent et reprennent quotidiennement corps dans les usages qui composent cette multi-expressionnalité vivante et vivifiante pour la société algérienne.
Le projet originel d'une refondation linguistique du système éducatif qui a d'emblée écarté l'arabe algérien de l'usage, la langue amazighe et le français, en focalisant sur l'arabe scolaire, a ouvert la voie à l'écart et par la suite à la distance abyssale entre intelligence linguistique sociale et intelligence linguistique scolaire.
Les déséquilibres consécutifs à l'approfondissement de cette distance se trouvent au creux de la crise qui habite durablement le système éducatif algérien et les réformes qui se succèdent d'année en année n'y changeront pas grand-chose.
Ce processus de substitution de la langue-norme à la langue française, devenue par euphémisme La Langue étrangère, qui se poursuit, sous des fortunes diverses jusqu'a présent, est donc essentiellement un processus d'apprentissage linguistique social qui se double d'un apprentissage de contenus de savoir aussi bien à l'école qu'à l'université. Surtout à l'université.
La forme la plus générale est celle qui place toute personne ou toute discipline scientifique ou universitaire en situation de mise en apprentissage, devant la difficulté particulière qui consiste à assimiler ce qui est censé expliquer en privilégiant les nécessités de la logique expressive sur les rigueurs de l'exigence cognitive.
En d'autres termes, le souci de nommer prend le pas sur celui de comprendre, faisant des systèmes scolaires et universitaires des lieux d'apprentissage de la langue pour exprimer des contenus de savoir à acquérir.(3)
Cette situation n'est pas sans rappeler la célèbre hypothèse d'Edward Sapir issue de sa forme du relativisme linguistique et selon laquelle les modes de pensée sont dépendants de certaines des caractéristiques du système langagier.
Les problèmes multiples que pose cette simultanéité de l'apprentissage, apprentissage de langue(s) et apprentissage de savoir(s), pousse à se demander dans quelles conditions il s'effectue, dans quels types d'interactions linguistiques et culturelles il s'accomplit et si réellement il s'accomplit, tant sur le plan éducatif que sociétal.
Une halte «questionnative» en quatre points
1 – Il est, à présent, temps de faire un bilan, sans la moindre complaisance, sur les ratages et les ravages de ce processus de double apprentissage de langue et de savoir pour des contenus à acquérir, tant sur le plan éducatif que sociétal.
2 – Reconsidérer le traitement qui a été réservé à la place des langues maternelles algériennes et à la langue française dans ce procès de refondation linguistique.
3 – Tenter de comprendre le sens des enjeux réels, les raisons et les soubassements des motivations avouées ou non de ce qu'on a appelé depuis plus de trois décennies l'arabisation.
4 – S'expliquer paisiblement pourquoi 53 ans après l'indépendance la langue française apparaît comme la «trace» la plus durable de toute la présence française en Algérie.
Une francophonisation à rebours
Cette réalité est loin de s'estomper si l'on considère la carte linguistique dans le système éducatif et de l'université algérienne, notamment depuis l'introduction intégrale de l'arabe scolaire dans l'enseignement primaire et secondaire et l'arrivée à l'université des étudiants ayant effectué leurs études entièrement dans cette langue.
Notamment ceux qui s'orientent vers la médecine ou les disciplines expérimentales se trouvent mis en situation d'apprentissage du français, étant donné que ces disciplines sont encore enseignées en langue française et rien n'a changé depuis la date butoir du 5 juillet 2000, retenue pour l'application intégrale de la loi sur l'arabisation à l'université.
Nous assistons donc à une francophonisation à rebours(4) puisque ces étudiants ayant effectué l'intégralité de leurs études en langue arabe scolaire se trouvent tenus d'assimiler les enseignements dispensés en langue française. Celui fait trois décennies que l'université s'accommode de cette situation sans que les langues d'enseignement en son sein ne fassent l'objet de traitement prioritaire.
A l'échelle sociétale, à côté de l'arabe algérien et de la langue amazighe parlée par plus du tiers de la population nationale (kabyle, chaoui, m'zabi, targui, tachalhit), la langue française va se développer de façon conjointe à la langue arabe du formel, puisque les deux ont droit de cité dans les institutions scolaires et dans l'espace formel : le Journal Officiel de la République algérienne est publié dans les deux langues, arabe et français.
Avec cependant un avantage certain pour la langue française qui a de tout temps conservé son statut et ses canaux de langue de culture et de communication. Sur la cinquantaine de quotidiens et hebdomadaires algériens, plus des deux tiers sont francographes.
Complétés par le bain linguistique sonore des chaînes françaises ou moyen-orientales de télévision par satellite qui ont pénétré la quasi totalité des espaces domestiques en Algérie. Les langues maternelles algériennes s'accommodent depuis fort longtemps de cette réalité.
De toute vraisemblance, une analyse même très serrée des dispositions politiques afférentes aux langues maternelles en Algérie depuis l'indépendance ne peut ni saisir ni réduire le nombre de zones d'ombre celées dans l'Inconscient collectif. La tâche n'est, évidemment, pas tout à fait aisée. Tant la dimension psychanalytique est saillante dans la problématique des représentations, des conduites et des cultures convoquées pour la compréhension de l'être algérien.
Langue, culture et être national constituent en Algérie, comme dans l'ensemble du monde arabe, le substrat du triptyque identitaire. Un triptyque problématique.
Mais c'est incontestablement autour et dans les langues que se nouent et se dénudent toutes les sensibilités et toutes les émotivités pour exprimer diversement l'une ou l'autre dimension. La polémique présente le montre bien.
Jacques Berque, un algérien pour lequel la langue arabe ne présente aucun secret, le souligne avec une franche lucidité en observant que «la langue réagissait par des procédures compensatoires.
Elle apparaissait comme susceptible non seulement de s'approprier la nouveauté, mais l'approprier à l'être des Arabes, en allumant contre cet incendie ravageur le contre-feu du verbe et du sentiment ; mais elle prenait en cela valeur moins cognitive ou pragmatique, qu'existentielle. Cela pouvait à la longue perturber en elle les rapports entre la société, ses mots et ses choses.
C'est là encore, aujourd'hui, l'un de ses problèmes majeurs».(5)
La société algérienne n'a pas échappé à cette réalité où la question des rapports entre les mots et les choses a été de tout temps escamotée ou plus précisément scotomisée, c'est-à-dire extraite du champ de conscience de la société.
Les représentations ainsi que les conduites langagières dans la société algérienne, comme dans toute société, présupposent un fond culturel, au sens large du terme. Un fond culturel qui contient et régule les codes et les relations symboliques, entre les communautés et les individus.
Ces codes et ces relations symboliques, se déployant dans les espaces où se déroulent les dynamiques sociétales, où s'identifient les membres de la communauté, où s'interprètent les signes, les indices, les symboles et les actes de paroles, constituant le substrat de l'expression de l'imaginaire linguistique et culturel partagé par l'ensemble des composantes de la société algérienne.
La volonté politique de forclusion de ce substrat appelle inexorablement les moyens de sa survie, sous forme diverses de résistances, de résurgences ou de résilience.
Car tout en n'étant pas de l'ordre du politique, la question linguistique, et notamment celle des langues maternelles algériennes, a été constamment subvertie et durablement pervertie par les sursauts et les soubresauts du volontarisme politicien, à présent opacifié par un tintamarre de vociférations et de contre-vociférations.
Ce qui entravera encore, et pour longtemps, une relation sereine et apaisée entre la société algérienne et ses propres paroles. Ses propres mots et ses propres langues.

NOTES
1) En 2010, dans son Atlas portant sur les langues en danger, l'Unesco avait recensé treize langues algériennes en péril avancé, parmi les 2500 langues menacées de disparition dans le monde sur les 6900 qui sont parlées à travers la planète.
– Le korendje, langue locale qui compte 5000 locuteurs autour de Tabelbala ; Ksar Sidi Belkhier et Ksar Cheraïa, dans le Sud
– Tagargrant, encore parlée par quelque 15 000 personnes à Ouargla
– Tachenwit dans la région de Tipasa (20 000 locuteurs)
– Tamahak (dérivé Tamashek) à Tamanrasset et Djanet (120 000 locuteurs)
– Tamzabit, dans la vallée du M'zab (plus de 120 000 locuteurs)
– Tasnusit dans les monts de Béni-Snous, dans la région de Tlemcen
– Tagouraït dans le mont Gouraya
– Taznanit dans la région de Timimoun et de Tamentit (80 000 locuteurs)
– Tidikelt à Aïn Salah (50 000 locuteurs)
– Zenatiya dans les monts de l'Ouarsenis.
Sans compter un faisceau de variétés de tachalhit qui sont parlées à Lahmar, Oukda, Boukaïs aux environs de Béchar ou Boussemghoun…
L'édition de cet Atlas, faut il le rappeler, a été réalisée par 25 linguistes confirmés, sous la direction de l'Australien Christopher Moseley (Partie Maghreb assurée par Salem Mezhoud, Yamina el Kirat, Bonnie Stalls) pour le compte de l'Unesco
2)- Voir vidéoconférence sur les langues et les cultures en Algérie enregistrée à l'occasion du Forum d'El Watan, Alger 11 janvier 2014 lien internet : http://www.dailymotion.com/video/x1a6br7_intervention-du-sociologue-rabah-sebaa-a-la-rencontre-les-debats-d-el-watan-du-11-janiver-2014_news
3) Rabeh Sebaa, Arabisation et sciences sociales, Collection Histoire et perspectives méditerranéennes, Edition l'Harmattan, Paris-Montréal, 198 pages, 1996, et 2000
4) Rabeh Sebaa, L'Algérie et langue française ou l'altérité en partage, Edition Publibook, Paris novembre 2013
5) Jacques Berque : Langages arabes du présent». Ed. Gallimard. Paris 1980.


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