C'est un enfant de cinq ans qui s'adresse à son père dans l'ascenseur : “Papa, je sais pourquoi les méchants ont brûlé les voitures sur notre parking. C'est parce qu'ils sont en colère. Il y a deux jeunes qui sont morts dans un local d'électricité. Deux jeunes qui avaient peur de la police.” Nous sommes ébahis devant la bouche de l'enfant. Tant de vérité ! Qu'apprendra-t-il, que dessinera-t-il tout à l'heure, chez les grands, à la maternelle ? À 5 ans, sous leurs barres, sur les dalles, ils disent cocktail Molotov. Ils savent déjà épeler. Ah ! Ils sont d'origine maghrébine. En fait, souvent des Algériens. Maghrébins est un euphémisme chez les Français qui n'ont jamais encaissé la guerre d'Algérie. Les Algériens sont nombreux, très nombreux en Île-de-France. Dans la banlieue rouge, on parle algérois, oranais, constantinois, kabyle... Les Algériens parlent français, très français, la France ne veut pas le voir. Ne veut pas l'entendre. La copine du 4e a perdu la voiture qui servait à son mari, d'outil de travail. La fourrière est venue enlever ses cendres au matin. Ce même matin, son époux s'est retrouvé au chômage et les billets doux d'EDF, France Telecom et OPHLM ont envahi sa boîte aux lettres. La voisine est algérienne munie d'une carte estampillée RF (République française). La République… Rachid Rami n'a pas vu ses voitures brûlées. Il a anticipé la catastrophe. Il a plusieurs véhicules parce qu'il est chef d'entreprise. Il est algérien pur sucre. Né à Aït Bouadha (Azazga). C'est un joyeux drille qui a pris son destin à bras-le-corps. Rachid est un quadragénaire accablé par la fatigue. Il travaille trop. Il s'en plaint tellement qu'il lui arrive d'oublier l'époque où il se plaignait de ne pas avoir de travail. Ainsi va la banlieue à Paris. Un jour, on existe, un autre on se meurt... En Algérie, Rachid Rami a rêvé d'un avenir dense qu'il voulait vouer aux enfants de la nation. Né pieds nus dans un village de montagne, il a tôt pensé à vêtir les siens. Il a donc accepté de faire des études. Longues. Souffrir. Il n'a pas voulu être ingénieur, médecin, anthropologue… Non ! Il a choisi le sport. Après le bac, il a suivi les cours de l'ISTS (Ben Aknoun). Il est devenu conseiller du sport. Il s'est retrouvé, Printemps berbère et Octobre 88 aidant, entraînant jambes et esprit des siens… à La Courneuve ! Un ami à Rachid assis à la table de l'entretien, originaire de Mekla, sort sa carte “American Express Golden”, un sésame réservé aux privilégiés du first world : “Je suis clandestin et fier. Je travaille.” Il s'appelle Samir et tous les soirs, comme tous les recalés de la France aisée, il hume la fumée. Il se couche au creux d'un lit de CO2. Né en 1966, Rachid Rami a quitté l'Algérie, diplômes et écœurement en poche, en 1992. Il a débarqué en France, abandonnant son poste de professeur au technicum de Azazga et sa salle de karaté où il était maître. De maître, il est devenu élève pour gagner quelques francs à Paris ; il fait serveur, manutentionnaire aux halles de Rungis, chauffeur-livreur, puis la chance et les rencontres aidant entraîneur de football à La Courneuve, Puteaux, Pierreffite… Au bout du compte, Rachid arrive à décrocher un poste dans l'éducation nationale. Il est pendant sept ans professeur d'EPS dans différentes villes du Neuf-Trois (93, Seine-Saint-Denis). Là où ça brûle. Si ! Si ! Il tente d'expliquer ses jours. De s'expliquer le malheur. En professionnel de la sécurité, ce qui manque le plus à son pays d'adoption, il dit : “Je suis des “4 000” à La Courneuve.” C'est ici que M. Sarkozy a dit : “Je vais nettoyer les lieux au Karcher”. J'ai pris cela pour une provocation forte de la part d'un représentant de l'Etat.” Les jeunes des banlieues ne sont pas tous des voyous même si élevés dans des ghettos, chacun de ses gamins observe, au quotidien, son grand frère, sa grande sœur, son père d'un œil triste. Ses aînés sont souvent sans situation, sans revenus. Les cités, c'est chez eux. C'est leurs villages, leur pays, c'est leur univers. Ce n'est pas la France. Ça n'appartient pas à la France. Quand Sarkozy parle de “les nettoyer”, il ignore qu'il peut être assimilé à un colonisateur. Ils s'identifient tellement à leur cité qu'ils en oublient leur famille. Le nom du père est ici supplanté par le nom de la barre. Mon fils peut un jour dire : “Je m'appelle Balzac, du nom de son immeuble, pas Rami.” La banlieue, la France brûle. Rachid sent-il la menace ? “Oui, bien entendu. Parce que les jeunes qui sont passés aux actes, des révoltés que je n'ai nulle envie d'insulter, ne choisissent pas leurs cibles, pas plus que les lieux. Mon bureau et mes véhicules sont donc susceptibles d'être, dès demain, réduits à néant. Depuis le début des évènements, je passe mes nuits à tourner, à visiter les sites gardés par mes agents. Leur devenir, celui des lieux que je surveille et celui de mes employés, m'inquiète au plus haut. Ce qui déchire les banlieues françaises est grave. Trop grave. Ça n'a pas de qualificatif”. L'issue ? Rachid, barbe ayant l'âge des évènements, répond : “Les jeunes exigent la démission de Nicolas Sarkozy. Un préalable difficile à négocier. L'Etat français n'est pas un club de foot où on peut changer un entraîneur quand les résultats ne sont pas là. Il est quand même président de l'UMP, le parti de la majorité présidentielle !” Qui a raison ? “Tout le monde a tort”, explique sans prétention Rachid. Comment peut-on aller visiter Argenteuil à l'heure du “tarawih” ? Cela se nomme provocation. Les jeunes ont tort aussi. Ils brûlent leurs maisons, ils réclament du travail. À quinze ans ! À cet âge, on est à l'école, pas à l'ANPE.” Et les parents, et nos valeurs traditionnelles ? Rachid, malheureux, presque énervé : “Le papa algérien vivant en France n'a presque plus aucune maîtrise aujourd'hui. Il est au chômage et il est endetté ; avec quoi peut-il affronter ses enfants ? Avec quelle langue ? Quand on sait que quand on a de l'argent, on parle toutes les langues…” Rachid Rami, enfant d'Algérie et de France, a les boules. Ce n'est pas comme ça qu'on parle. Momo était son ami. Il l'a perdu. Volontairement. Ce soir, Rami sera encore aux aguets. Ses véhicules brûleront peut-être. Peut-être pas. Il lui restera son histoire. Un paysan de Kabylie jeté au cœur du monde. À Paris, loin de ses parents. De son Aïd. M. O.