Notre reporter poursuit son périple moyen-oriental et s'introduit à Al Quneïtira, la dernière ville syrienne avant la zone d'occupation israélienne. Il veut voir le fameux plateau du Golan, objet de toutes les convoitises. Damas, dimanche 15 janvier 2006. Il y a trois jours, j'ai été dans la campagne syrienne, plus exactement, aux abords du fameux plateau du Golan, occupé par Israël depuis 1967. Cela se trouve à quelque 70 kilomètres au sud-ouest de Dimachq, dans la “mouhafaza” d'Al Quneïtira. Le chef-lieu du département, qui est une ville éponyme, Al Quneïtira, se trouve être la dernière ville syrienne avant la zone d'occupation israélienne. Pour y accéder, c'est un peu compliqué. Il faut une autorisation militaire, y compris pour les Syriens, alors qu'elle est totalement libérée. Echaudé par les tracasseries administratives, j'ai décidé d'y “faire un tour” sans “rokhssa”. Je suis donc monté dans l'un de ces fourgons qui font office de transport co. par ici, et qu'on appelle “Service”, et en avant ! Une cinquantaine de kilomètres après, nous franchissons le territoire de la “mouhafaza” d'Al Quneïtira. Des slogans patriotiques surgissent aussitôt. “Marhaban fi diyar el boutoula”, indique une pancarte. Des infrastructures militaires ponctuent le trajet. “Mouâskar talaea el Baâth” (camp des élites du Baâth), lis-je plus loin. Des 4X4 onusiens frappés du sigle “UN” défilent sur la route. Soixante kilomètres après Damas, on arrive dans une petite bourgade du nom de Khan Arnabeh. Là, le conducteur me signifie que je dois emprunter un autre transport pour pouvoir entrer à Quneïtira qui est à seulement dix kilomètres. Mais les transporteurs censés prendre le relais exigent de leurs passagers qu'ils soient munis d'une autorisation pour ne pas être refoulés au premier poste de contrôle militaire. Un habitant du village m'apprend qu'il y a dix mille Syriens qui vivent à l'intérieur du territoire occupé par Israël. Je fais la connaissance d'un jeune fort sympathique, Tarek. Il est cuisinier et voudrait s'installer en Algérie et exporter le savoir-faire culinaire qui fait la fierté de son pays. Quand je lui parle de l'objet de ma visite, il me fait : “Vous savez, mon père connaît le Golan par cœur. Il a fait la guerre de 1967, la guerre de 1973, la guerre du Liban, il sait tout de l'histoire de la région.” Il me prend instantanément rendez-vous avec son père que tout le monde appelle Abou Alae. On monte dans un transport co. Et l'on se rend vers un village isolé du nom de “Qariate Jaba”. Là, Tarek m'introduit dans une superbe maison de campagne. Dans un salon typiquement traditionnel, avec coussins, tapis et chauffage oriental au milieu, je tombe nez à nez sur un homme à la moustache mexicaine, aux yeux rieurs et au sourire facile. C'est lui. Abou Alae. Il était allongé comme un sultan dans son petit royaume d'étoffe. “Ahlan, ahlan, ahlan !” me fait-il en se levant pour m'accueillir. Sa fille Fatma me souhaite la bienvenue aussi, avant que ne se joigne à nous la maman de Tarek, qu'Abou Alae appelle, sans complexe, par son prénom, Souad. Ils forment un couple très enviable. Ils ont neuf enfants. Les garçons sont tous mariés. D'ailleurs, voici Abou Alae qui me fait visionner une cassette du mariage de l'un de ses fils. Je suis étonné de la célérité avec laquelle je suis adopté par cette famille. Il va sans dire que mes honorables hôtes m'ont retenu à manger, me gavant de toute sorte de plats traditionnels, de confiseries, de thé, de café. Un thermos à la main, Abou Alae me sert un café très spécial, par petites doses amères. “Hadi qahwa mourra. C'est du café amer typiquement arabe”, m'explique-t-il. Je passerai en tout cinq heures dans l'hospitalité de cette famille. Ils ont même insisté pour me garder pour la nuit – et même pour la vie… Je les ai dissuadés à grand-peine, arguant que j'avais des engagements. “Nous, nous accueillons tout le monde. Nous n'avons de problème avec personne. Souria oum koulli ennass”, lance le maître de céans. Sur un portrait accroché au mur, la photo d'Abou Alae en uniforme : “Là, j'étais dans la police militaire”, fait-il. Il me parle en long et en large de la “nekssa” de 1967. De la guerre de “techrine” (octobre) 1973, il dira : “Nous étions non seulement capables de libérer le Golan, mais on pouvait, dans la foulée, libérer même la Palestine. Mais il y a eu des calculs qui nous dépassent. Je pense que le Golan comme la Palestine sont une question de génération. Viendra le jour où une génération prendra cela en charge.” J'apprendrai que la zone de séparation des territoires est “gérée” par l'ONU. “Les véhicules de l'ONU veillent à transporter des colis d'une famille à l'autre au sein de la zone frontalière. Par exemple, toi, tu veux envoyer quelque chose à un parent qui habite de l'autre côté, l'ONU se charge de le lui remettre”, explique Tarek. Abou Alae insiste sur le fait que le gouvernement syrien n'a jamais abandonné ces familles. “L'Etat hébreu leur a proposé la nationalité israélienne, elles ont refusé.” Pendant les fêtes, le dispositif frontalier est plus souple. Mais les visiteurs ne sont pas autorisés à se rendre dans la profondeur du Golan. Abou Alae m'invite à monter à la terrasse de sa maison. De là, nous avons une vue imprenable sur le plateau du Golan. Le brouillard s'élève de la ligne d'horizon. “Là-bas, au loin, sont postés les Israéliens”, dit Abou Alae. “Au plus fort de la guerre, leurs obus embrasaient toute la région. Ils frappaient tout près d'ici.” Et de reprendre avec un brin de nostalgie : “Le Golan est la partie la plus fertile de la Syrie. Elle donne les meilleurs fruits et son eau irrigue tout le pays. L'an dernier, il y a eu pour la première fois réception d'une récolte de pommes sur le sol syrien en provenance du Golan.” On redescend nous réchauffer dans le joli salon arabe. “Vous savez, la Syrie aurait pu, depuis longtemps, négocier le Golan avec Israël mais elle ne l'a pas fait parce qu'elle ne peut en aucun cas laisser tomber la Palestine. D'ailleurs, si aujourd'hui, il y a tout ce tapage autour de la Syrie, c'est parce que la Syrie est le seul pays de la région qui est resté debout face à Amrika. L'affaire Hariri a été montée de toutes pièces pour créer une “fitna” dans la région”, estime mon hôte en montrant du doigt Israël. Oum Tarek se joint à nous. Elle allume une cigarette et fume en même temps que son mari. “Ma femme était politiquement analphabète. Je lui ai inoculé le virus de la politique, hein Souad ?” Abou Alae s'excite. Il ne tient pas en place. “Un volcan bout à l'intérieur de moi. Quand j'entends toutes les balivernes qu'on dit sur la Syrie, j'ai envie de casser la télé”, lâche Abou Aale, à bout de patience… M. B.