Damas, lundi 16 janvier 2006. Hier, journée marathon. Interviews en série. Rencontre le matin avec un journaliste du quotidien gouvernemental Al Baâth, puis avec l'attaché de presse du ministère de l'Information, ensuite je cours Sahat Al Abbassiyine interviewer le chef du bureau d'Acharq Al Awssat à Damas, Rezzouk El Ghaoui, puis retour au ministère de l'Information interviewer Nizar Mihoub, directeur des relations extérieures au dit ministère, porte-parole du même département et professeur de communication à l'université de Damas. . Ensuite je cours au Centre culturel français de Damas rencontrer M. Amr, avant de clore la soirée dans une galerie d'art dirigée par un médecin esthète que m'a présenté M. Amr, Firas Chihab. Je n'ai pas présenté M. Amr. Son nom complet est Amr Sawah, 28 ans. Cool, classe. En veste militaire, jean et trainings. Charmant (charmeur ?) à souhait avec ses grands yeux de séducteur, en barbichette et queue de cheval, un peu “charki lover”. Amr est surtout un intellectuel qui fait partie d'un certain underground damascène. C'est un jeune auteur qui a une expression très personnelle. Son dada ? Le théâtre. L'écriture dramatique. Son idole ? Ibsen. Son rêve ? Faire un coup d'Etat au théâtre d'Etat. “Il n'existe pas de théâtre en Syrie. Il n'est pas en crise. Ça fait longtemps qu'on nous bassine avec l'idée comme quoi il est en crise. C'est faux ! Le vrai théâtre n'existe pas ! Il n'y a pas de liberté de création. Il y a encore trop de tabous, trop d'autocensure. On ne peut pas faire de création sans liberté”, assène-t-il dans une discussion aussi passionnée que passionnante qui nous a réunis à la “cafette” du CCF. Amr sait de qui il tient sa rage : de son père et de son grand-père, tous deux journalistes et fondateurs de journaux. Son père est de gauche. C'est un ex. du Parti communiste qui a claqué la porte le jour où on l'a forcé à assister à une soirée poétique d'un poète qu'il ne jugeait pas bon. Il a fait la guerre de 1967 et de 1973 (“ramassé en plein campus, jeté à l'arrière d'un camion avec d'autres étudiants avant de se voir conduit à un camp militaire et se voir confié une kalachnikov pour aller se battre sur le front”, raconte Amr). Amr ne veut pas finir dans un camion militaire comme son père et conduit on ne sait à quel front d'on ne sait quelle guerre. Même la guerre de la littérature (ou dans la littérature) ne l'intéresse pas. “Ce que je veux ? Qu'on retienne mon nom un jour.” Ah ! détail de taille : Amr est de mère irakienne. Par ailleurs, il a fait ses études au Liban (archéologie). Il a passé une partie de sa jeunesse à Beyrouth. Un carrefour de tous les flux et reflux du Moyen-Orient donc. Pour autant, il ne se sent pas redevable à cet Orient maudit, en perpétuelle déchirure. “Je revendique une expression privée, personnelle. Le legs de mon père se limite à ma formation. Je ne veux pas porter le destin de la région sur mes épaules. Je ne veux pas que les conflits de la région empoisonnent mon écriture”, s'énerve-t-il. Pourtant, son écriture reste comme encerclée par les “cancers” du Moyen-Orient dont les métastases rongent tout sur leur passage, à coup de guerres cycliques. Dans l'une de ses dernières créations, Qissas hob fi foundouk al houriya (Histoires d'amours à l'hôtel La Liberté), Intifadate l'istiqlal (ou la révolution du 14 mars lors du Printemps de Beyrouth) s'invite dans le décor politique de la pièce. Une pièce qu'il aura, bien sûr, du mal à monter à Damas, lui qui comprend la colère des jeunes Beyrouthins (moins le côté racisme antisyrien primaire). Une autre de ses pièces est particulièrement dérangeante, et pour cause, elle touche à un tabou majeur : les évènements sanglants de Hamah de 1982. Mais Amr recentre toujours la question en se posant comme un bateleur des mots plutôt que comme un baroudeur. D'ailleurs, il écrit volontiers pour les chaînes de télé et se dit mordu de l'écriture publicitaire. “Tu sais Moustafa ? Je passe quatre à cinq heures de mon temps à écrire. J'ai un rapport ludique à l'écriture. Je joue et je jouis en écrivant. Sans plus.” L'un de ses romans s'appelle Je ne suis pas la bonne personne pour écrire ce roman (sic). Il se déclare comme quelqu'un qui écrit les histoires des autres en attendant qu'ils viennent les raconter eux-mêmes. Amr habite dans le quartier branché de Shaâlane, un petit appart' à loyer immodéré qu'il partage avec un acteur syrien, star montante des feuilletons en vogue. “Quel rapport as-tu à Damas ?”, lui demandé-je. Visiblement, comme pour les mythes fondateurs du destin collectif syrien, le Damas folklorique, carte postale, est à mettre au musée dans la littérature de Amr. “Tu sais, Damas, c'est un phénomène géologique étrange. Tu marches dans ses rues, tu as des bâtiments qui datent de plusieurs siècles, de l'époque romaine, de l'époque oméyade, de la période ottomane, de l'époque française, des immeubles des années 1920, des années 1930, des années 1950 et d'autres hyper hyper chics. Hyper modernes. Ainsi, Damas, c'est comme des strates géologiques à ciel ouvert. Et c'est ce qui m'éblouit le plus dans cette ville. J'aime beaucoup Beyrouth. Pour moi qui aime la belle vie, Beyrouth est la ville qu'il me faut. Pourtant, je suis au Cham. Mais dans tout ce que renferme le Cham comme charmes et comme secrets, ce qui me fascine le plus c'est un petit bar du côté de Bab-Touma. Un bar-dancing qui présentait de magnifiques revues bien avant que les boîtes à la mode envahissent le marché de la danse orientale. J'y passe tous mes jeudis. La prochaine fois, on y fera un tour ensemble.” M. B.