Près de 5% des enfants âgés entre 6 et 14 ans n'ont jamais été scolarisés. Le ministère de l'Education nationale prépare un avant-projet de loi sur la scolarisation des enfants. Une des dispositions de cet avant-projet de texte attire particulièrement l'attention : les parents, qui n'inscrivent pas leurs enfants à l'école dès l'âge de 6 ans, encourent une peine privative de liberté. Le premier responsable du secteur, Boubekeur Benbouzid, a annoncé les nouvelles mesures envisagées, sur le ton de la mise en garde, lors d'une rencontre improvisée avec la presse il y a une dizaine de jours. La démarche du gouvernement ne relève guère d'un geste de coquetterie. L'Algérie a tout intérêt à respecter ses engagements envers l'Organisation des Nations unies, laquelle a édicté huit commandements à atteindre avant l'an 2015. En tête de ces “objectifs du millénaire”, réduire l'extrême pauvreté et donner à tous les enfants — garçons et filles —, les moyens d'achever au moins un cycle complet d'études primaires. Deux challenges, a priori, difficiles à accomplir, tant la misère et son corollaire, la déperdition scolaire sont proliférants dans notre pays. Près de 9 millions d'Algériens vivent sous le seuil tolérable de la pauvreté. Selon une statistique avancée dans le dernier rapport du Cnes (Conseil national économique et social) et corroborée par les autorités nationales, un peu plus de 498 000 enfants ont quitté les bancs des établissements scolaires, à la rentrée 2005-2006, avant d'atteindre 16 ans. “Le chiffre paraît important. Mais il ne représente qu'environ 5% du nombre global des élèves qui avoisine les 8 millions”, relativise M. Boumaraf, directeur de la communication au ministère de l'Education. Le phénomène enregistre effectivement une légère baisse comparativement aux années précédentes (556 526 exclus du système scolaire en 2003). Il suscite quand même de l'inquiétude. D'autant qu'environ 5% des enfants, âgés entre 6 et 16 ans (la scolarisation est obligatoire dans cette tranche d'âge), n'ont jamais connu l'école (étude du Centre national d'études et d'analyses sur la population — Cneap). Il s'agit généralement d'enfants souffrant d'un handicap physique ou mental ou résidant loin des établissements où ils devaient être admis. L'association d'alphabétisation Iqra' a voulu sonner l'alarme, par l'organisation d'une conférence publique sur le thème, jeudi dernier. Il semblerait, néanmoins, qu'elle sera ajournée pour manque de financement. L'association avait pourtant déjà commandé au Cneap un travail chiffré et analytique sur la déperdition scolaire. “Ce n'est pas une étude quantitative, mais qualitative. Au-delà des chiffres, nous voulons comprendre le phénomène, car la déperdition scolaire alimente l'analphabétisme de retour”, clarifie M. Saïd Benmered, expert consultant au Cneap. Lui et son collègue, Hocine Tahar, ont démarré leur enquête au début du mois de décembre sur un échantillon de quatorze wilayas. Ils se sont particulièrement intéressés aux causes et origines de la déperdition scolaire. “Nous n'avons pas encore de données pour approfondir l'explication du phénomène”, avoue M. Benmered. Il n'en demeure pas moins que les deux experts ont une idée claire de la configuration de la déperdition. Presque 20% des élèves quittent l'école avant d'entrer au lycée. “Elle est plus rurale qu'urbaine. Les filles sont davantage touchées que les garçons”, note M. Benmered. “Dès qu'une fille atteint le deuxième palier de l'enseignement fondamental, elle est sauvée, car elle aura plus de chance de poursuivre sa scolarité jusqu'au bout”, précise M. Hocine Tahar. Souvent des parents, vivant dans des villages isolés, ont des réticences à envoyer leurs filles étudier loin de la maison. Ils préfèrent interrompre leur scolarité plutôt que de prendre le risque qu'il leur arrive malheur. Comprendre évidemment attentat à leur pudeur. “L'éloignement n'est pas la cause principale de la déperdition scolaire. Il ne représente que 10% de la statistique globale. Les problèmes financiers interviennent dans moins de 10% des exclusions du système scolaire. La plus grande proportion a pour origine l'arrêt volontaire ou une décision parentale”, relève M. Saïd Benmered. “Parfois le départ volontaire de l'école peut s'avérer positif, en ce sens que l'enfant manifeste la vocation différente que devenir médecin ou ingénieur. Cela créera un équilibre dans la société”, positive Hocine Tahar. Son euphorie n'est toutefois pas réellement partagée, puisque même les métiers artisanaux exigent un minimum d'instruction. L'apprentissage enregistre, également, son lot de déperdition. Selon une étude récente du Cneap, environ 35% des apprenants du système de la formation professionnelle abandonnent avant d'obtenir une qualification. Le taux d'échec aux examens de fin de cursus de l'enseignement fondamental est également trop élevé. Les conclusions du Cneap sont effarantes. Sur 100 élèves inscrits en 1re année primaire, 87 accèdent à la 7e année, 40 atteignent le secondaire, 9 réussissent au bac et 5 uniquement décrochent un diplôme universitaire. “Le rendement de l'école est faible. Nous avons l'impression que ses objectifs ne répondent pas aux besoins de la société. L'enseignement n'est pas directement utilisable dans l'activité professionnelle”, commente M. Benmered. Il est clair que l'enseignement fondamental, entré en vigueur à la fin des années 80, a montré ses limites. Il est toutefois trop tôt pour constater les qualités et les failles des réformes du système éducatif, engagées depuis peu par le gouvernement. Il en est de même pour ses investissements financiers. “Notre souci est effectivement de connaître l'impact de nos actions. Nous n'avons pas les indicateurs de départ pour pouvoir les comparer avec les nouvelles données”, confie M. Abdallah Bouchenak, directeur général de la solidarité nationale au ministère de tutelle. Il impute, pour sa part, la déperdition scolaire à des facteurs socioéconomiques (statut socioprofessionnel des parents et leur niveau d'instruction, le développement de la région où ils résident, taille de la famille), au manque des moyens matériels (cantine, chauffage, transport scolaire…) et à des paramètres institutionnels (manque de personnel enseignant qualifié dans les zones enclavées, saturation des classes…). Le département de la Solidarité nationale, géré par Djamel Ould Abbès, et celui de l'Education nationale, dirigé par Boubekeur Benbouzid, conjuguent leurs efforts pour réduire un tant soit peu les facteurs favorisant la déperdition scolaire. Ils distribuent, chaque année, 6 milliards de dinars (dotation spéciale du gouvernement) en primes scolaires (2 000 dinars par enfant scolarisé issu d'une famille nécessiteuse). Ils s'échinent à ouvrir des cantines dans les établissements desservant des villages enclavés. “Nous avons distribué, cette année, 390 000 trousseaux scolaires. Nous avons mis 1 850 bus à la disposition des communes”, annonce M. Bouchenak. Environ 400 municipalités demeurent dépourvues de transports. “Nous devons faire bénéficier chaque commune d'au moins un bus, d'ici la fin 2006”, ajoute notre interlocuteur. Il révèle également que son ministère a signé dernièrement avec le ministère de l'Education nationale une convention pour le recrutement d'universitaires en chômage pour dispenser des cours de rattrapage, notamment aux classes d'examen, qui enregistrent le plus gros taux de déperdition. Est-il suffisant pour endiguer le phénomène ? Difficile à dire sans des éléments fiables d'analyse. Récupérer les exclus du système scolaire L'association Iqra', focalisée sur l'éradication de l'analphabétisme, a recueilli dans ses classes, à la dernière rentrée, 2 184 enfants âgés entre 10 et 14 ans et 356 de moins de 10 ans, répartis à travers 24 wilayas, qui connaissent une concentration particulière de la déperdition scolaire (Chlef, Oum El-Bouaghi, Djelfa, Mascara, Médéa…). Plus de 75% sont des filles. Mme Merouane, assistante de la présidente de l'association, nous a révélé que la capitale n'est pas épargnée par le phénomène. “Nous avons distribué un questionnaire à nos élèves pour avoir une idée sur les raisons qui les ont poussés à ne pas fréquenter l'école. Nous avons été surpris de savoir qu'un grand nombre habite Alger. Ils ont quitté l'école à cause de problèmes familiaux ou de la pauvreté”, explique-t-elle. L'objectif de l'association est de récupérer un maximum des exclus du système scolaire traditionnel. “Sinon, ils seront condamnés à rester sans aucun diplôme”, précise notre interlocutrice. Les experts du Cneap plaident, pour leur part, pour l'école du soir ou “l'école de la deuxième chance”, comme ils l'appellent. Ils renvoient au concept de l'école populaire, ouverte après l'Indépendance (1962-1975), afin de donner les bases de l'instruction aux Algériens adultes qui n'ont pas eu l'opportunité d'accéder à l'enseignement durant la colonisation. S. H.