Au plus loin que remontent les souvenirs des anciens, nul n'a jamais pu préciser à quand remonte l'apparition du village de Djemaâ Saharidj car, lorsque les bulldozers ont creusé les fondations de l'artisanat, juste en face du mont Fiouane qui surplombe la région, on a découvert des vestiges romains. Ce gros bourg aurait donc existé du temps des Romains sous le nom de Bida Municipium, ce nom signifiant simplement la “cité des eaux”. Mais, demeure le mystère qui ne résout rien : cette cité étant déjà celle des eaux, il faut bien comprendre que ces dernières ne se sont pas retrouvées là par l'effet du hasard, du fait qu'on a découvert des canalisations dont nul ancien n'a souvenir ! Ce qui signifierait que ce village existait avant l'arrivée des Romains. Il y a encore des arbres séculaires – particulièrement des oliviers – que tous les vieux affirment avoir trouvé en venant au monde. La statue du martyr Aïssat Idir, fondateur de l'UGTA, le regard sur l'horizon, surplombe la place principale, celle qui sert de cadre à toute manifestation et sert de lieu de marché le vendredi. La communauté vit dans la cohésion sociale et la communion d'idées, bien que les quartiers se retrouvent ensemble, côte à côte, mais regroupés autour de deux comités de village et de deux mosquées où des étudiants se forment en théologie et en culture générale. Il faut voir comment s'organise le village pour avoir une idée de la manière dont les anciens ont géré la société en leur temps. Surtout dans le domaine de la répartition des eaux des fontaines qui traversent tous les quartiers, s'insinuant à l'intérieur des domiciles et en ressortant pour traverser le voisin, permettant ainsi à chaque citoyen d'irriguer son potager, selon un programme préétabli et respectant les superficies et les besoins. Il faut aussi parler de Timechret qui a lieu chaque Achoura et qui permet que toutes les marmites de chaque foyer contiennent le même repas. Le village dispose aujourd'hui d'un lycée, d'un CEM et de deux écoles primaires, l'une pour filles et l'autre pour garçons. Aujourd'hui, ces deux écoles continuent de fonctionner, les nouveaux élèves retrouvant avec grand plaisir les tables qui ont servi à leurs parents, grands-parents et ancêtres. Le décor a peu changé. Quelques classes, quelques logements en plus et une architecture qui change à l'avenant. Il fait bon de vivre dans ce cadre admirable, paisible et sociable. Un certain adage disait jadis : “Que Dieu te bannisse de Fiouane !” et la réponse est toute trouvée : “Al Djemaâ inchallah !” Hélas, le décor a bien changé. Les rues ne sont plus arrosées par les fameuses rigoles qui servaient en même temps au nettoyage. Celles-ci ont disparu dans le sous-sol, rejointes par les canalisations d'eau potable, les lignes téléphoniques et les conduites de gaz de ville. Evolution, dirait-on, mais cette évolution ne peut se faire jour dans un village qui n'en est plus un et qui demeurera une “cité urbanisée en milieu rural”. Les routes ne se rappellent plus de la dernière couche de goudron qui remonte aux calendes grecques. Les caniveaux n'existent que dans les souvenirs. Il faut maintenant se munir de bottes pour faire son marché. Quant à parler de l'éclairage, c'est une autre paire de manches. Les rats empestent le village Les immondices s'amoncellent au coin des rues. Les rats prolifèrent au grand dam des villageois qui constatent, déplorent et subissent avec impuissance. C'est à croire que la mémoire des hommes s'est effacée, puisqu'elle ne se rappelle même pas ce que la ville d'Oran avait vécu en 1941, avec l'épidémie de peste qui avait fait des ravages. Le rat est l'agent pathogène de transmission de cette maladie dont personne ne parle plus. Ne soyons pas trop Cassandre et n'oublions pas que Oran, c'est trop loin, que cette peste, c'est trop ancien et que la mémoire humaine est trop courte. Qui se rappelle de 1941, alors qu'on vient d'enterrer les années 1900 ? Il serait grand temps que le locataire de l'APC, qui vient de s'installer pour une courte période, fasse le grand nettoyage de son propre village, comme il l'a laissé entendre, et toutes les initiatives qu'il prendra ont d'ores et déjà l'aval de toute la population. Bien sûr, l'évolution n'a pas seulement ouvert les portes à la prolifération des rats. La modernisation a aussi son revers de la médaille : bruits assourdissants, roulement infernal des machines et des engins, tintamarre permanent. Tout concourt à transformer ce paradis en enfer. Même les cours des écoles n'échappent pas à cette dépréciation. Selon Aggad Md Saïd, enseignant à l'école de filles, certains profitent de ce laisser-aller pour réparer leur moteur dans la cour même de l'école qui leur sert également à garer leur véhicule. “Les chauffeurs conduisent avec un tel talent qu'aucune victime n'a été signalée dans la population des… rats, de plus en plus imposante. En dépit des multiples écrits et des doléances, cette situation n'a guère changé.” Cet instituteur formé à la vieille école s'insurge contre cette vie qu'on impose aux citoyens. Il ne se gène nullement pour dénoncer ce laxisme, ce laisser-aller, cette dépréciation qui ont une portée négative sur son enseignement. “Comment voulez-vous que j'inculque aux élèves la bonne éducation, la propreté et le civisme quand des adultes leur montrent un si bel exemple d'inconduite ?” Au grand mécontentement du personnel enseignant, qui l'a exprimé à travers des écrits et des réclamations aux autorités concernées, les immondices sont toujours là, juste à l'entrée, les rats sont omniprésents, le tintamarre demeure l'hôte permanent des lieux. Sans oublier que si certains enseignants sont dans l'obligation de louer chez des particuliers, certains logements dits d'astreinte demeurent fermés et non occupés. “Si, au moins, ils abritaient le personnel enseignant en exercice ! Certains occupants vivent à l'étranger. Et toutes les écoles vivent le même genre de situation.” Il est vrai que cela demeure du ressort exclusif du P/APC qui a fort à faire, d'autant que, pratiquement, aucune école n'échappe à cette occupation abusive et contraignante. Mais en réglant le problème d'hébergement de l'enseignant, on lui permet de mieux assurer sa tâche et M. Aggad ne se lasse pas de marmonner avec une pointe de dépit : “Ces matérialistes qui nous empêchent de semer les germes de la culture, des arts et des sciences, finiront un jour par obtenir qu'on mette à leur disposition nos salles de classe au profit de l'obscurantisme, donc de l'aliénation. Et je ne parle pas des vols et des dégradations répétitives.” SAID MECHERRI