Discrète, laborieuse, la wilaya de Sidi Bel-Abbès n'a jamais fait de vagues ni fait parler d'elle. Cette “retenue” si particulière aux régions de l'Algérie profonde, de l'Algérie d'en bas n'en cache pas moins une extraordinaire fringale : celle de réussir et de coiffer toutes les autres au poteau. Petite colle pour les forts en thème et les calés en histoire. Quels liens pouvaient bien exister entre des hommes aussi différents et aussi éloignés les uns des autres que Marcel Cerdan, Mehdi Ben Barek et Alain Afflelou ? Formulons la question autrement en direction des puristes boutonneux qui soupçonneraient un lézard : qu'avaient de commun ces trois hommes qui ne se sont même jamais rencontrés ? Rassurez-vous, il n'y a pas d'anguille et si vous pensez trouver la réponse, cet indice anti-sèche devrait en principe vous mettre sur la voie : Raïna Raï... Cela vous dit-il quelque chose ? Vous l'avez sans doute deviné. Il s'agit, bien sûr, de Sidi Bel-Abbès. Elle les a toutes couvées, ces vedettes à un moment où à un autre de leur vie comme un kangourou couve ses petits. Commençons par le plus lourd du trio. Le boxeur Marcel Cerdan. C'est là, dans ce gros bourg des hautes plaines qu'il verra le jour et c'est là aussi que le jeune adolescent apprendra à donner et à recevoir des coups. Jusqu'à faire la une de tous les journaux du monde et devenir un mythe. Sa maison natale porte toujours son nom. Il sombrera corps et âme dans le Pacifique avant sa revanche sur La Motta à New York. La fin tragique de cette icône des rings fera couler beaucoup d'encre dans l'Hexagone et toutes les larmes d'Edith Piaf, son amour poids plume. Passons au second comparse. Le footballeur Mehdi Ben Barek (à ne pas confondre avec Mehdi Benbarka) surnommé la perle noire des stades d'Afrique du Nord ; il était l'équivalent, à la même époque, de Pelé aujourd'hui. Il y entraînera l'USMBA avant d'évoluer à l'OM qui l'arrachera à prix d'or. Contrairement à Cerdan, Ben Barek, lui, s'éteindra au milieu des siens, entouré de l'affection de ses enfants et de ses petits-enfants dans son paisible pavillon de Casablanca. Les dirigeants de l'actuel club conservent encore une copie de chacun de ses contrats. Quant au troisième, Afflelou, lui aussi a gardé sa petite relique de Sidi Bel-Abbès : la boulangerie de son père. “C'est de tradition dans la famille, disent les mauvaises langues de la place Carnot. Les lunettes du fils se vendent elles aussi comme les petits pains du père.” Blague à part et indépendance de ces rocks stars des cordes, des filets et de l'optique, d'autres chantres, d'autres bardes garantis 100% algériens, pur sucre et pur terroir, constelleront le ciel déjà lourdement étoilé de la Mekerra.Mostafa Ben Brahim, par exemple, fera flotter l'étendard du “chîr el melhoun” au-delà des frontières du pays. Au village qui lui doit aujourd'hui son nom, il écrira les plus belles pages de prose populaire jamais rédigées dans le landernau. Et jamais landernau n'aura autant fait parler de lui, ni autant fait vibrer les cordes de son talent. Par la chanson avec Ourad Boumediène, malheureusement ravi très jeune à sa guitare et qui fera chalouper la dernière génération de zazous des année 1960, par la danse aussi avec une chorégraphe “tête de turque” qui brisera tous les tabous d'une citadelle rurale minée par les cancans et pourrie par les tabous. Rachida, qui s'en souvient ? Sidi Bel-Abbès fera encore parler d'elle par l'insolence de ses planches avec un Kateb Yacine reclus sur sa terre d'asile de Tenira, par l'audace d'un Kendsi, un sémillant bouffon de 80 ans pétri par la pâte de rire et le levain de l'effronterie. Même la politique sécrétera ses propres castings, ses propres vedettes. Rappelez-vous l'incroyable émission télé, un soir de grande écoute, aux plus forts moments de la montée du FIS, les mises en garde d'un certain Fkih qui dénoncera en direct sur le petit écran, un homme qui faisait alors peur à tout le pays : Abassi Madani. On a eu froid dans le dos ce soir-là. Quelques-uns parmi nous ont eu des sueurs froides. Oui, il y a comme ça des villes vernies. Soit elles naissent dans un landau veillées par une bonne fée, soit elles naissent sous une étoile fétiche. Pas nécessairement celle du berger. Et quand bien même la mascotte des légionnaires qui ont impurement souillé la terre de Beni Ameur au début du siècle dernier était une chèvre majore, elle n'en puait pas moins le bouc sous son képi de cirque. UNE VILLE AU CHARME SURANEE Et c'est ainsi que suivront derrière sa clochette d'ancien forçat des bagnes des Caraïbes, des royalistes au bord de la faillite ou des petits épargnants au bord de la banqueroute, tous les laissés-pour-compte d'une France exsangue tentés par l'aventure africaine en Algérie, des gens sans terre, souvent sans espoir et toujours sans fortune. C'est ici, près du lac de Sidi M'hamed Benali, regroupés autour des bivouacs des premières colonnes armées, qu'ils commenceront à pousser comme du chiendent dans tous les sens pour accaparer peu à peu toutes les terres dont l'armée en avait chassé les légitimes propriétaires. La suite vous la connaissez. Pas besoin de faire un dessin. Mais revenons à cette ville provinciale au charme suranné, curieusement construite sur un terrain si plat qu'on avait l'impression, avec tous les vélos en circulation, qu'elle sortait droit d'une rizière du Tonkin des années 1950. Cité lotus au parfum de mandarin ou à l'arôme vieil empire, Sidi Bel-Abbès est un mélange des deux pour peu que l'on s'attarde sur ses immenses villas à colonnades étalées le long des grands boulevards comme autant de mémoires muettes, ses maisons de maître aux toitures d'ardoise où roucoule une invisible volée de pigeons, ses larges avenues et ses jardins d'été où venait se prélasser une jeunesse dorée langoureusement enlacée entre les branches qui courbaient sous le poids des ans et les racines qui grimpaient sous la pétulance de leur vigueur. Apparemment, rien n'a changé dans cette capitale de la bicyclette, comme si le temps, suspendant son vol, avait décidé de se nicher au creux des vallées. Autant par coquetterie que par frime contre les milliers de “pingouins” et de “bouseux” fraîchement urbanisés, on continue d'appeler les gros villages de la périphérie par leurs anciens noms : Chanzy, Bedault, Descartes, Crampell et même les salles de spectacles par leur label d'origine : le Ronsard, le Lido, le Paris, le Vendôme, le Prado, le Relais, le Versailles, l'Empire, le Vox, l'Olympia et l'Alhambra avec un trémolo dans la voix pour cette dernière qui leur rappelle le passage, un jour de grande déprime, de Farid el Attrache et la projection ininterrompue de la série des Mangalas fille de l'Inde. Mais qu'on ne se méprenne pas sur l'apparente nonchalance des Belabbésiens qui donnent parfois l'impression de tourner dans une ville coincée comme des fauves en cage. Ce n'est qu'une illusion. Une simple illusion. Ils sont, au contraire, très actifs et singulièrement entreprenants. À tel point qu'un industriel a réussi le pari presque impossible non seulement de révolutionner le secteur du bâtiment par la création d'un matériau unique au monde, moins cher que le béton et presque aussi solide que l'acier, mais de chambouler également les anciennes techniques agraires encore en cours, notamment par l'introduction du système du goutte-à-goutte. Et pourtant, la région n'avait qu'un statut de daïra en 1970. Pour la petite histoire, le premier wali qui y a été nommé a abandonné son poste deux jours après son installation, estimant qu'il avait été injustement sanctionné. Il ne ferait certainement pas la moue aujourd'hui si c'était à refaire, car tout réussit à cette étonnante wilaya, aussi bien la céréaliculture, le créneau du lait et ses dérivés que l'industrie du plastique, du machinisme agricole ou des technologies de pointe, particulièrement avec l'Enie qui a formé des centaines de spécialistes et d'ouvriers surqualifiés. Pour mémoire, l'incendie en 1990 à Telagh, en pleines steppes, de l'usine de téléviseurs reste une énigme encore jamais élucidée. À l'époque, on avait mis le sinistre sur le dos des terroristes, mais n'était-ce pas l'explication la plus facile parce que la plus indiquée ? Le temps est peut-être venu de voir un peu plus clair dans ce fourbi. Le futur centre d'optique, que s'apprête à ouvrir à Sidi Bel-Abbès Alain Afflelou, permettra peut-être d'ajuster vraiment les montures et les verres qui vont avec. Excuser la myopie de cet humour mais on ne peut pas l'éviter dans une ville qui “fabrique” et qui distille à ses moments perdus toutes les blagues qui courent sur le compte des pauvres Mascaréens. Même l'administration locale passe à la moulinette. Ainsi, la nouvelle prison construite à la sortie de la ville a eu droit au titre de “Sheraton”. À croire que les loubards qui y sont “invités” passent la nuit sous les étoiles. Pour un module ou pour un autre, certains étudiants ont pris la désagréable habitude de jouer le tour pendable suivant au recteur : en le séquestrant tout simplement ou en se shootant collectivement à la Javel. Publicité assurée. Devant une telle floraison de petites plaisanteries sans conséquence, l'impayable Kendsi est vite enterré, d'autant qu'une autre université, bien plus lourde et bien plus pleine cette fois, s'apprête à accueillir 26 000 autres étudiants. . Avec une telle dégaine, on serait tenté de croire que cette wilaya de derrière les fagots n'a strictement rien à offrir aux touristes. LES PROJETS NE MANQUENT PAS Car les touristes d'affaires se bousculent au portillon, soit pour obtenir un marché, soit pour signer un contrat, soit, enfin, pour monter une affaire en partenariat. Les projets ne manquent pas et les étrangers savent parfaitement que tous les créneaux sont porteurs sous ces climats. Du coup, les sept hôtels miteux qui chassaient les mouches entre deux saisons se sont refaits une jeunesse en se pomponnant de la cave au grenier, et ce sont les portiers aujourd'hui qui chassent les bagages des clients vous entendrez partout la même rengaine : complet, voyez ailleurs... Sans remonter jusqu'à Mathusalem, c'est-à-dire au Dr Hassani, le premier maire de l'indépendance qui rêvait d'une œuvre pharaonique qui relierait par téléphérique les cimes des monts du Tessala à la ville, les Belabbèsiens ont tout ce qu'il faut actuellement pour “s'aérer” les méninges et couper avec la routine. Le ciel les a doté d'une nature luxuriante, d'une terre arable, féconde, généreuse où l'on peut tout faire pousser, excepté les cailloux. Même les cactus ne dépareraient pas une région alfatière comme le Telagh qui n'a rien à envier à l'Arizona. Ici, le gibier surabondant est toujours à portée de fusil. Ce n'est donc pas le fruit d'un hasard si l'hôtel flambant neuf et retapé en toute hâte du chef-lieu s'appelle “Hôtel des chasseurs”. On croirait presque le titre d'un roman de Simenon. Ce n'est pas non plus un hasard si le seul sanatorium de l'Oranie soit juché sur les crêtes du Tessala, là où la neige est quasiment éternelle. Le barrage de M'hamed Benali, ostensiblement construit en fer à cheval, est en soit un incroyable spectacle dont on se lasse rarement. Tout près, un lac qui s'étend sur 26 ha invite les promoteurs solitaires à toutes les rêveries de leurs fantasmes. Il y a même une cerise sur ce gâteau. Touche à tout, l'industriel dont nous parlions plus haut a proposé la réalisation, à la lisière même de ce magnifique plan d'eau, du premier Disney land du pays. Peine perdue. Personne ne l'a jamais écouté. Je vous le disais : il y a comme ça des villes qui naissent, veillées par une bonne fée mais elles finissent toutes par être muettes et cruellement sourdes. M. M.