Aït Menguellet ne se sent nulle part ailleurs “aussi bien” qu'en Kabylie. Et si ses analyses politiques sont reconnues pertinentes, il refuse de jouer un rôle politique en dépit des sollicitations qui lui ont été faites. Il refuse de se voir dans le rôle du leader haranguant les foules. La comparaison va paraître incongrue. Osons-la quand même puisque l'actualité, qui voit l'un se préparer à quitter la scène, peut nous en offrir l'excuse. Si la chanson et le football n'ont en apparence rien de commun, Lounis Aït Menguellet et Zinédine Zidane les font se rencontrer. L'un tresse les métaphores comme l'autre danse avec le cuir. Les deux font valser la vie. Des gestes de l'un et des mots de l'autre jaillit une puissante tendresse. Artistes ils enchantent. Kabyles, ils rendent une fierté souvent opprimée. Hommes, ils enseignent l'humanité. Quand tout le monde les voit scintiller au firmament, ils disent que c'est simple illusion. Et s'excusent presque d'être ce qu'ils sont. Leur humilité est un signe de solidarité qui permet de faire rêver. D'espérer. Lorsqu'on dit à Lounis ce qu'il incarne, il demande d'arrêter de crainte qu'il finisse par y croire. Humble parmi les humbles. Parmi ses semblables. D'ailleurs, sa carrière qui flirte avec les 40 ans n'est qu'un “accident”, dit-il. Il se souvient encore de ce jour où il s'est introduit dans les studios de la radio. Chérif Kheddam testait les jeunes talents. Aït Menguellet s'y était rendu pour assouvir une curiosité, celle de découvrir les studios de ses yeux d'adolescent et voir comment se fait la magique diffusion. La chanson ne fut qu'un prétexte à cette recherche “technique”. C'est ainsi qu'il chanta Aqli am-ettir el qevs (comme un oiseau en cage) de Taleb Rabah. Essai involontaire et pourtant concluant. Chérif Kheddam a décelé un talent que le cousin Wahab n'entendait pas voir se diluer. Et c'est ainsi qu'Aït Menguellet reviendra avec sa propre composition : Thetsrudh, ula dknek ek ther (si tu pleures, moi encore plus). Aït Menguellet chante surtout l'amour, ce mal léger qui s'infiltre dans l'âme, souffle magique et incandescent qui s'infuse dans le cœur, pénètre dans les entrailles et va jusqu'à semer le désordre dans l'esprit. Les mots sont simples et leur composition une vraie mosaïque. Aït Menguellet n'a pas de réputation sulfureuse. Ce n'est ni l'absinthe ni l'herbe qui lui donnent l'inspiration. Il n'y a jamais goûté quitte à froisser les convictions de ceux qui croient que l'art est indissociable des volutes et des vapeurs. “Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'il faut se sentir mal dans sa peau pour être poète. Si je dois passer par la drogue j'arrête mais, Dieu merci, je n'en connais pas le goût”, dit-il avec force. Lounis n'est pas un poète errant comme l'a été Si Mohand. Ce n'est pas un marginal. Il reste en phase avec une collectivité à la morale rigoureuse et qui tient les artistes en suspicion. Du coup, tout le monde peut s'enivrer sans gêne de ses vers, de son “houb” qu'une certaine pudeur appellera “thayri”. Subtilement, tel un philosophe, il élargit les portes de la perception et repousse les frontières du sacré. Lorsqu'il chantera la situation politique du pays, le verbe de Lounis sera imprégné d'une forte prémonition. “Heureux qui mourra en temps de sérénité”, chantait-il dès le début des années 1980. Entrevoyait-il déjà la folie sanguinaire qui allait s'abattre sur l'Algérie quelques années après ? “Il y a parfois des choses évidentes que les autres ne comprennent pas. C'est ce que j'ai perçu avec mes petites facultés d'analyste”, explique-t-il. L'autre marque du chanteur, c'est l'énergie qu'il met à traquer les défauts de la société kabyle quand presque tous les autres tendent à la sublimer et à la magnifier. Aït Menguellet n'a pas la nostalgie des exilés. Enraciné comme nul autre dans son village, il n'a pas le regard du sociologue et ne considère pas la Kabylie comme un objet d'étude. L'exigence envers les autres est d'abord une exigence envers soi. “Chaque personne doit être exigeante envers elle-même. Quand je chante ma société, je chante sur moi. Je ne me place pas en tant qu'observateur qui tire sur sa société. Être toujours satisfait ne mène à rien de bon.” Si la situation peut paraître paradoxale, il l'assume car Aït Menguellet ne se sent nulle part ailleurs “aussi bien” qu'en Kabylie. Les revirements spectaculaires, les retournements bruyants de veste lui donnent raison. Ceux qui ont pu lui reprocher son indépendance ont certainement battu leur coulpe. Au demeurant, le public ne s'est jamais trompé. Il a répondu présent au Zénith de Paris pour un concert avec Akli Yahiatène organisé par Ahmed Ioudarène et Madjid Kheloui. Y. K.